Voyages dans le sud de l'Amérique du Nord

Bartram William - Raphoz Fabienne

CORTI

Trop emphatique, trop fantaisiste, pas assez scientifique, on ne compte plus les critiques dont les Voyages ont d'abord fait l'objet. Et pourtant, nous aurions aimé qu'il fût du voyage - le nôtre - pour que nous découvrions ensemble les dizaines de Historical Markers, que nous avions scrupuleusement repérés et tracés sur le plan de route - bornes historiques plus poétiques a priori, et, finalement, plus efficaces, sur le terrain, que le GPS acheté à la hâte et dont le mode d'emploi nous est resté mystérieux. A moins que tous ces «William Bartram fut là», stèles contemporaines que le présent jette devant lui pour évaluer, dévaluer ou ignorer l'histoire - ou plutôt l'étoffe dont sont tour à tour habillés et mis à poil ses héros - ne l'eussent fait sourire. Si ces cailloux blancs du temps dans l'espace surgissaient toujours devant nos yeux avec la même puissance émotionnelle d'un «William Bartram est là, pour nous», nous aurions ri avec lui devant ce panneau en bois faussement grossier - pour rendre wilder sans doute une nature ultra protégée, mise sous cloche, dirait Edward Abbey, ce panneau en bois, placé au coeur de ce qui reste de la Grande Prairie Alachua. Dans ce camping dont les emplacements, curieusement vides lors de notre passage, en avril 2012, suivent un ordre parfaitement régulier, nous avions, c'est vrai, peine - et j'ose jouer sur la sonorité du mot - à imaginer qu'ici un jour, en ce dix-huitième siècle finissant - hier, à l'échelle du Temps - qu'ici, sur les Payne Prairie, de l'actuel Comté d'Alachua, ait pu surgir «la terrible silhouette peinte du Séminole nu, sans entrave ni sans peur [qui fait] se disperser les pacifiques nations innocentes de la plaine» (comprendre les bêtes, car les bêtes aussi pour Bartram, étaient des nations).J'ose imaginer que l'ironie aurait plu à Bartram, puisqu'il était l'ami des Indiens, puisque les Indiens, honneur suprême, lui ont offert un nom. Et parce que j'aurais aimé, à mon tour, être «l'amie de Puc-Puggy», Chasseur-de-fleurs, et donc par affinité élective, c'est-à-dire de proche en proche, l'amie des Indiens, ces quelques réflexions, anecdotes ou fantaisies se borneront à suivre ce que le nom d'une fleur voudra bien évoquer. Mais pas n'importe quelle fleur, une fleur dont il était peut-être - qui peut savoir vraiment? le plus fier: Franklinia alatamaha; une des rares aussi qui atteste qu'il en fut le découvreur. Son nom complet révèle bien, pour l'éternité, toute relative des hommes, qu'on lui en a - finalement - attribué l'autorité: Franklinia alatamaha W. Bartram ex Marshall.De la méthodeC'est par une courte note de bas de page concernant Franklinia alatamaha que William Bartram nous expose, comme s'il nous prenait par la main sur le terrain, une méthode de travail, dont il est, à quatre ans près, le contemporain. Souvent, ce qui est révolutionnaire paraît, quelques secondes après sa découverte, d'une évidence confondante. Tel est le propre du génie qui a le chic pour enfoncer des portes entrouvertes quand nous restons, pauvres de nous, sur le seuil, médusés. Ce génie, c'est Linné, la révolution c'est son Systema Naturae, publié pour la première fois en 1735. Et si la classification binominale de Linné est aussi belle qu'elle est toute simple, il fallait tout simplement y penser. Pour un botaniste, cette classification c'est l'espéranto du vivant. Qu'il herborise dans l'arrière-pays de sa Majesté, ou qu'il pénètre à la machette dans la wilderness du Nouveau Monde, il utilisera la même méthode, découlant du même langage. Le «langage» c'est la nomenclature binominale, la méthode, c'est celle que rappelle Foucault, dans Les Mots et les choses. Elle consiste à décrire de proche en proche toute nouvelle espèce en ne mentionnant que les différences par rapport à l'antépénultième, «si bien qu'au bout du compte tous les traits différents de tous les végétaux ont été mentionnés une fois, mais jamais plus d'une fois. Et en groupant autour des premières descriptions celles qui ont été faites par la suite et qui s'allègent à mesure qu'on progresse, on voit se dessiner à travers le chaos primitif le tableau général des parentés.» Le chaos, avant Linné, n'était pas tant, comme on pouvait se l'imaginer, dans l'organisation du vivant lui-même que dans les multiples manières qu'on avait de l'appréhender; classer et nommer revenait le plus souvent à ajouter des mots sur des mots et des autorités à des autorités.

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EAN
9782714311023
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