Souvenirs sans égards. Suivi de Traité des outils et Dix leçons d'astronomie

Extrait de la présentation Jamais on n'ira assez lentement, ni pour les autres, ni pour soi. Alain, à Marie-Monique Morre-Lambelin, mars 1910. Souvenirs sans égards, visiblement rédigé dans une perspective de publication, n'a pourtant jamais été livré au public. Une des explications est sans doute le caractère louvoyant de l'écriture, si libre et souvent si allusive qu'elle décourage facilement le lecteur pressé. Les lecteurs attentifs d'Alain savent que, même dans les oeuvres les plus célèbres, voire les plus populaires, le mouvement poétique réel de la pensée est bien souvent déconcertant et dément tant l'interprétation facile que la recherche de l'exposé systématique d'une pensée préformée. Mais ici, réellement, l'écriture a peu d'égards. On se contentera de quelques remarques qui suivront de près le mouvement de la préface, en espérant donner une idée, sans prétendre la définir, de l'unité de convergence qui organise ces pages d'apparence parfois erratique. En 1947, Alain, après la rédaction esquissée de ses souvenirs d'enfance, en vient à ses «souvenirs d'adulte», «plus hardis et plus vrais». Hardis, c'est dire qu'il y est question d'échange de forces ou, selon le mot de Kant, d'antagonisme, de ce par quoi se révèlent et adviennent l'une par l'autre, en se confrontant, les existences agissantes des hommes dans la société. Cet antagonisme, qui n'est pas nécessairement lutte, mais confrontation active des forces, tisse la société en même temps que d'une certaine manière celle-ci en détermine le jeu. C'est cette dialectique matérialiste (le terme apparaît pris en ce sens dans le Journal) qui fera l'objet d'«une sorte de sociologie contemporaine». On comprend que les portraits qu'Alain dit avoir déjà esquissés (Jules Lagneau, Jules Lachelier) ne relèvent qu'imparfaitement de cette sociologie. D'une certaine manière, ces deux figures du maître et de l'homme libre ne relèvent pas de la sociologie: soumis «seulement à la morale», ils ont choisi de ne pas interagir; ils se «réfugient dans le jugement». Alain lui-même relève-t-il de cette sociologie? La question est difficile, et elle est au coeur de Souvenirs, dans la mesure où Alain y réfléchit aussi son être propre. Lui se définira souvent comme du «monastère», de pair avec son ami Élie Halévy, par opposition par exemple à Henri De Man, lui absolument dans l'interaction avec le monde humain. Mais, en même temps, il s'agit bien pour lui d'agir du monastère. Ici, la référence au jansénisme et à Port-Royal ne peut que surgir. En refusant d'agir, en refusant de se soumettre à autre chose qu'à la morale, les jansénistes agissaient eux aussi: le signe en fut qu'ils se rendirent immédiatement, et par leur seule existence, insupportables au pouvoir. Qu'est-ce qu'une action? C'est la première question qui surgit dans Souvenirs concernant Jules Lagneau, ouvrage dans lequel, déjà, Alain s'efforce de ressaisir d'un même mouvement (seule méthode possible) «l'être» de son maître et le sien propre. On comprend en tout cas que le problème dans ces lignes, ou plutôt un des enjeux dont on pourra sentir l'urgence, sera bien pour Alain de savoir s'il a agi, et plus largement à quelles conditions on peut agir, quand l'action doit prendre la forme de l'enseignement, de la parole et de l'écriture.