La part de l'aube

Marchal Eric

POCKET







Extrait



Extrait du prologue

Lugdunum, octobre 64 après J.-C.

Les néphélions glissaient dans le ciel comme de longues barques silencieuses aux contours déchirés. Le monde d'en haut caressait celui d'en bas : les nuages semblaient si proches des habitations qu'ils donnaient l'impression de pouvoir les toucher juste en tendant le bras. Ils tutoyaient la colline de Lugdunum avant de s'éloigner, indifférents à l'agitation de la fourmilière humaine qui s'étendait autour des deux fleuves.
Les Dieux sont ainsi : toujours à nous surveiller sans jamais se découvrir, songeai-je au milieu d'un tapis d'herbe dense et souple, au détour du chemin qui s'enfonçait dans le bois sacré. Je l'avais choisi lors de mon arrivée à la colonie en raison de sa position surélevée et de sa faible fréquentation par les habitants de Condate. L'endroit était devenu mon repaire et me permettait une observation méticuleuse du ciel. Celle-ci s'achevait, comme chaque jour depuis six mois, par un échec : aucun de ceux qui avaient déjà survolé la colonie ne s'était à nouveau présenté à moi. Je ne pouvais me tromper : j'avais gravé dans ma mémoire leurs formes si différentes jusqu'à en devenir capable de reconnaître celui qui, revenant des contrées lointaines du monde d'en haut, volerait à nouveau au-dessus de ma tête.
Je me levai et admirai la vue que l'endroit offrait en cette fin de journée automnale. En face, la colline et sa ville romaine aux maisons ordonnées et aux ifs effilés qui s'étiraient au-dessus des toits. Émergeant de la Saône, l'île des Canabae et son agitation commerciale qui ne cessait qu'avec la nuit, faite de navires marchands à la voilure impressionnante entre lesquels se glissaient des barques et des radeaux dans d'incessants va-et-vient entre les rives, de grues de déchargement au bout desquelles pendaient des barriques ou des ballots, de carrioles remplies de marchandises, d'acheteurs et de promeneurs qui se mouvaient entre les échoppes et les entrepôts comme un ru scintillant de mille couleurs. À mes pieds, le sol gaulois de Condate et son sanctuaire des Trois Gaules. L'édifice semblait endormi après les journées d'été qui avaient vu se rassembler les délégués des nations gauloises. Douze années auparavant, j'y avais accompagné Adbogios, mon maître, pour ma première incursion en pays ségusiave. Je l'avais attendu, sans pouvoir y pénétrer, deux jours durant, allant et venant entre les soixante statues des peuples de notre nation et écoutant le vent me porter les discours qui allaient enflammer l'assemblée des édiles gaulois.
Alors que je longeais la haute enceinte en pierres taillées du sanctuaire, un groupe de corneilles, effrayées par le claquement de mes pas, s'envola dans un bruit de froissement de toge pour se poser sur les ailes des victoires dorées, les trois sculptures qui ornaient de leur majesté l'entrée de l'édifice. Adbogios y aurait vu un présage, songeai-je avant de regretter de laisser sa présence envahir encore mes pensées. Je levai les yeux vers la colline où se détachaient le bâtiment majestueux du théâtre et celui, en construction, de l'odéon. Il me restait à m'acquitter d'une tâche avant de les rejoindre et, au lieu d'emprunter le pont qui prolongeait la voie du Léman, je restai sur la rive gauche et marchai près d'une lieue jusqu'aux entrepôts de Canabae, seul endroit où trouver l'huile de Bétique réclamée par Talusius l'archiviste. Il avait été prévenu de l'arrivée, la veille, d'un navire oneraria qui contenait de l'huile Psedatiaviti, son producteur préféré, et m'avait ordonné de lui en rapporter. Talusius était aussi le seul Grec que je connaissais qui haïssait le théâtre plus que toute autre activité, surtout depuis qu'il avait été affranchi par le légat Caius Julius Vindex. Son désir forcené de s'intégrer à la colonie le conduisait à renier tout ce qui faisait sa fierté d'esclave hellène.
--Ce texte fait référence à l'édition






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9782266245975
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