Dans la peau du Soldat inconnu

Guéno Jean-Pierre

LE PASSEUR







Extrait



Ouverture

Ils sont à présent tous morts, les Poilus de 1914. Ceux qui sont tombés au champ d'honneur comme les autres, ceux qui ont continué à essayer de survivre, plongés jusqu'à leur dernier souffle dans la noria sans fin des souvenirs et des cauchemars. Ceux qui sont nés dans une France où les routes n'étaient pas goudronnées et qui ont vu l'homme marcher sur la Lune. Ils ont vécu leur vingt-cinquième heure.
Et tous mériteraient en fait de dormir sous cet Arc de triomphe, sous cette flamme sacrée allumée pour la première fois le 11 novembre 1923 par André Maginot et ravivée tous les soirs à 18 h 30 depuis quatre-vingt-onze ans.
Si le Soldat inconnu qui repose sous cette flamme est si populaire, c'est parce qu'un tiers des 1,5 million de tués par la Grande Guerre n'ont jamais été identifiés. Leurs familles n'ont jamais eu la certitude scientifique du décès de leurs proches. Pas de corps. Jusque dans les années 1980, elles ont pu douter de leurs décès effectifs, penser qu'ils avaient peut-être été capturés et qu'ils avaient pu refaire leur vie en Westphalie ou ailleurs.
Le Soldat inconnu, en fait, c'est 500 000 hommes, volatilisés sous les obus d'une guerre d'artillerie, et, quand leurs corps n'avaient pas été pulvérisés, broyés, défigurés ou mutilés, souvent enterrés là où ils avaient été tués - quand on avait eu le temps de le faire -, ou encore jetés à la hâte, vêtus de leurs uniformes sales, allongés tête-bêche dans des fosses communes dont certains généraux ne limitaient pas le nombre de pensionnaires.

Mes livres sur la Grande Guerre sont nombreux et se sont succédé depuis quinze ans, depuis que j'ai collecté pour les éditer les Paroles de Poilus. Je suis un littéraire, un «passeur», un conteur de mémoire égaré dans les méandres de l'histoire, qui reste une science humaine, une science «douce» c'est-à-dire l'inverse d'une science «dure», d'une science exacte. Lorsque j'étais adolescent, puis jeune normalien, nombre de mes professeurs d'histoire étaient staliniens, maoïstes ou d'extrême-droite, c'est-à-dire un peu amnésiques à leur manière. Il y eut, Dieu merci, des exceptions : Marcel Lidove, Emmanuel Le Roy Ladurie et quelques autres.
L'histoire devrait à mes yeux rester une science de l'éveil, et non une science du déni et de l'anesthésie. Elle ne peut se résumer aux têtes d'affiche de nos livres de classe, promptes à se figer en images d'Épinal.
Paroles de Poilus nous a rappelé que ceux qui font l'histoire sont en fait ces sans-grade, ces obscurs, ces figurants de la soi-disant petite histoire qu'étaient nos parents, nos grands-parents, nos arrière-grands-parents et nos ancêtres. A force de mettre en valeur, d'ausculter et de publier leurs paroles, j'ai fini par réaliser que les mêmes techniques d'orpaillage qui me permettaient de restituer les paroles du peuple, de donner également la parole aux têtes d'affiche en partant de leurs mots et non de leurs images officielles, protocolaires et figées.

(...)



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EAN
9782368901427
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