Omaha

Ginzberg Norman

H D ORMESSON







Extrait



À califourchon sur une caisse de munitions, Walton Zimmermann grillait une cigarette. C'était la seule activité à laquelle il était capable de s'adonner après la journée la plus noire de sa courte existence. Le tabac dissipait le souvenir des horreurs qu'il avait endurées depuis l'aube. De temps à autre, des soldats sortaient du rang pour lui administrer une tape sur l'épaule, sans un mot. Il ne levait pas la tête, absorbé par la lecture de ses mains tremblantes et de ses brodequins couverts de sang, de chair et de sable mêlés.
- Soldat Zimmermann, bravo pour ton courage. Encore quinze minutes de repos, et on se remet en route. Il reste plein de Krauts à buter pour venger nos camarades ! lui lança le capitaine Lawrence Harper en jetant à ses pieds une tablette de chocolat Hershey's et deux paquets de Lucky Strike.
- Mon Dieu, dites-moi que les jours à venir seront moins insoutenables, soupira-t-il dans une volute de fumée. Tour à tour, elle a fait de moi un veau qu'on mène à l'abattoir, un dauphin échoué sur une plage, un pigeon d'argile pour les mitrailleurs allemands, un chien enragé et, pour finir, le pire des salauds.
- Walton, sans toi, on était morts. Tu nous as sauvé la vie. Comment peut-on te remercier ? demanda le caporal Dick Eberhardt d'une voix chevrotante. On sait que le capitaine va te faire décorer, mais les gars et moi, on voudrait te faire un cadeau. Qu'est-ce qui te ferait plaisir ?
- Ce qui me ferait plaisir ? répéta Walton d'un air songeur en détaillant le visage anguleux du préparateur en pharmacie de LaSalle dans l'Illinois.
Agité de convulsions, Dick Eberhardt tremblait depuis son casque trop grand pour sa tête d'oiselet jusqu'à ses guêtres crottées, comme si des balles allemandes le perforaient encore. Avec le mégot de la cinquième, Walton alluma sa sixième cigarette. Il aspira toute la fumée qu'il put et, dans un sourire attristé, lâcha :
- Ce qui me ferait plaisir, là, maintenant, Dick, ce serait que tu dégages. J'ai besoin de reprendre mes esprits.
Le caporal Eberhardt opina avec tant d'insistance qu'il faillit en perdre son casque frappé de la croix rouge des infirmiers.
- Je comprends, vieux, je suis dans la même situation que toi. Ça n'est pas facile de combattre ses frères de sang.
Le soldat Zimmermann lui fit signe de déguerpir, puis effectua quelques pas et se posta face à la plage. Mer grise, ciel gris. Sans les centaines de bateaux qui couvraient la Manche, il n'aurait pu distinguer cette ligne d'horizon qui sépare l'eau du ciel. Ici et là, une barge achevait de flamber. Des obus, tirés à l'aveugle par l'artillerie ennemie depuis l'intérieur des terres, continuaient de s'abattre sur la plage. Des équipes s'affairaient à ramasser les débris de corps mitraillés. Des engins tractaient des chars endommagés. À perte de vue, sur cette grande plage d'Omaha, des colonnes d'hommes, de jeeps, de camions, de canons et de tanks remontaient le cordon de sable et franchissaient le talus de galets pour disparaître derrière la dune.



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EAN
9782350872681
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