Le secret d'Orbae

Place François

CASTERMAN

Je chevauchais sur la digue, grelottant sous une averse glacée. La mer était grise, hachée de vagues rageuses, et la nuit, qui avançait du même pas que la pluie, recouvrait déjà la clarté diffuse de la plage. Un paysan m'avait affirmé que je trouverais plus loin, sur la droite, un chemin menant à une auberge. Je faillis manquer l'embranchement, à peine visible entre les flaques d'eau. Maintenant que mon cheval, les oreilles rabattues, pataugeait dans ce coupe-gorge envahi de ronces, je craignais de m'être perdu. Je revoyais cet affreux chien jaune, terré derrière les jambes du paysan et montrant les crocs. Je revoyais son poil collé de boue, son oeil malade qui me fixait avec insistance. La pluie les avait avalés tous les deux derrière moi. Du diable s'ils ne m'avaient pas envoyé à ma perte!
J'entendis grincer une enseigne dans le vent. L'auberge apparut enfin dans un fouillis d'arbres noirs. Je sautai à terre, j'attrapai la bride de mon cheval pour le mener dans l'écurie. La pauvre bête tremblait de froid. Je bouchonnai longuement ses flancs avec une poignée de paille, puis je lui mis une brassée de foin sous les naseaux en lui caressant l'encolure.
Ensuite, j'allai toquer à la porte de l'auberge. Elle s'ouvrit comme dans les contes.

L'aubergiste me mit mal à l'aise. Il boitait affreusement, et je ne voyais personne d'autre dans l'obscurité de la salle. Il m'apporta une soupe et un pot de bière, s'assit en face de moi. J'ai horreur qu'on me dévisage quand je mange. J'avais assez de mes soucis en tête, des soucis de marchand drapier: six ballots de tissu, de provenance inconnue, cachetés de cire jaune. On m'avait juste montré un échantillon de cette «toile à nuage». C'était un voile merveilleusement léger, d'une finesse et d'une douceur incomparables. Le vendeur prétendait que ce tissu changeait de couleur avec la lumière du jour. Il en avait fait la démonstration, en le présentant vers le ciel au beau milieu d'une éclaircie. Le tissu s'était aussitôt illuminé, gardant la trace de cette lumière malgré le prompt retour des nuages. J'en demeurai ébloui. J'avais tout payé d'avance, par lettre de change, sans faire ouvrir les ballots pourvoir le reste de la marchandise, sur la promesse qu'elle me serait livrée dans la semaine. Et comme l'orage menaçait, j'avais précipité mon départ, en oubliant le fameux échantillon. Il y en avait pour une fortune. Je m'étais trop vite emballé, comme d'habitude. Je commençai à me demander comment j'allais annoncer cette transaction à mon père et à mon oncle, sans même pouvoir leur montrer le moindre morceau de cette toile à nuage, eux qui géraient leur commerce sou à sou. «Souviens-toi, le bon sens est la boussole des marchands», disait l'un, «Prudence, mon neveu, prudence et sagacité», continuait l'autre. Cette histoire allait me rester sur les bras, juste au moment où ils commençaient à me laisser un peu d'initiative dans leurs affaires. Ma mère avait plus d'indulgence pour mes égarements, mais tous les trois partageaient de sérieux doutes sur mes capacités. Trop enclin à la confiance, trop ouvert aux étrangers. D'un coup, ça me coupa l'appétit, je repoussai l'assiette à moitié pleine.

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EAN
9782203063754
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