Station Rome

Pieri Vincent

MERCURE DE FRAN







Extrait

Mercredi 6 décembre. Station Rome, 7 h 53 Ils défilent, les uns après les autres, tous un peu pareils, pressés, anxieux. Le même spectacle, aujourd'hui comme hier, le même ballet. La sonnerie retentit, ils s'engouffrent dans le wagon surchauffé, avec précipitation, comme si leur vie en dépendait. Les portes claquent. Un bruit sec. Et ils s'en vont, le visage collé à la vitre, le regard perdu au fond d'eux-mêmes. Je les regarde s'agiter, ils ne me voient pas. Une valse matinale d'une heure et demie. Les métros qui s'enchaînent dans un bruit assourdissant, toutes les deux minutes. Les voyageurs happés par la lumière blanche, aveuglante du wagon, puis précipités dans le noir, le tunnel. J'aime ce moment. L'impression d'être au milieu du monde, avec les vivants. L'impression d'exister encore. J'aime cette heure qui me fait oublier ma nuit, les ténèbres que je viens de traverser. La plupart des hommes qui passent sont costumés, rasés de près, étouffés par leur cravate. Les femmes sont maquillées et dégagent une forte odeur de parfum. Moi je pue, malgré la douche froide qu'ils m'ont obligé à prendre hier. Ils sont tous là, devant moi, prêts à entrer en scène dans une angoisse palpable. Mais leurs masques ne tiennent pas encore. Une jeune femme en tailleur-pantalon, les cheveux arrangés et le visage peint avec grand soin, ne réussit pas à étouffer ses bâillements. Une autre assaisonne de rouge à lèvres le croissant qu'elle dévore. Un jeune cadre, costume impeccablement repassé, serviette en cuir, prend la pose, Les Échos bien en main, essaie de se concentrer sur un article et pique du nez. Tous tentent de sortir de l'ombre à coups de basse scotchés aux oreilles, mais la nuit est là qui marque encore leur visage, et chacun de leur geste. Et lorsqu'ils sont ainsi démunis, affaiblis par leurs cauchemars, je les aime. Peut-être parce qu'ils me ressemblent. Je suis dans les brumes de ma nuit. Je me suis fait ramasser par les gars du Samu. On ne m'y reprendra plus. Ils m'ont emmené à Nation, à la cour des Miracles. La cour des Miracles, c'est comme ça qu'une vieille cloche de Pigalle l'appelait, le centre. Il doit être mort maintenant, avec les litres de vinaigre qu'il avalait. En termes de miracle, on a connu mieux. Ils m'ont récupéré boulevard Sébastopol. Des heures que je marche, que je lutte contre l'engourdissement, contre le froid qui s'empare peu à peu de chacun de mes membres. Il faut tenir jusqu'à 5 heures 20, l'ouverture du métro. Le vent glacé s'engouffre dans ma bouche, m'attaque les dents et me brûle les gencives. Il faudrait respirer par le nez; je n'y arrive pas bien. Mes doigts. La sensation qu'on les écorche à coups de lame de rasoir. Un camion s'arrête à ma hauteur. Je le reconnais mais fais comme si je n'avais rien vu. Une femme en sort, un thermos à la main. L'argument est trop fort, je stoppe ma course. Elle me sert un café brûlant et me tend une cigarette.



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EAN
9782715233249
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