Fruits et légumes

Palou Anthony

J'AI LU

Mon père était sur pied tous les jours à trois heures du matin. Après avoir acheté sa marchandise chez les demi-grossistes, il rentrait à la maison vers les six heures pour se faire cuire des oeufs au plat et des saucisses aux herbes qu'il trempait dans de la moutarde éventée dont le pot vide en Pyrex deviendrait bientôt mon verre à dents. Le grand défaut des saucisses à cette heure, c'est leur odeur grasse qui rampe, remonte, tenace, par les escaliers. L'esprit huileux des chipolatas ou des merguez grimpait le long des marches baptisant les rampes, les murs et les plafonds. Ma mère, dans sa chambre, en avait des nausées. Pendant qu'il mangeait, papa regardait le transistor comme on regarde une télé. Il fixait les grandes ondes, plongeait ses yeux déjà fatigués dans le Philips puis, après une brève mais néanmoins studieuse lecture des pages sports et turf de Ouest France sur le trône dont la chasse marquait le chant de son départ, repartait aux halles sans un mot, car il n'avait personne à qui parler. Maman se rendormait. J'écoutais, le nez encore plein d'exhalaisons toxiques, les éboueurs vider nos poubelles. Toute ma vie, il y eut un décalage horaire entre papa et moi. Mon père était «primeurs».

Dans l'air sépulcral, la 2 CV camionnette démarrait avec un drôle de bouton placé à la droite du volant. Il fallait le tirer entre l'index et le majeur en pompant d'un pied énergique la pédale d'embrayage. Nous eûmes le même souci, plus tard, avec une Ami 6. La voiture toussait comme un phtisique et réveillait tout le quartier. Sofinco, notre teckel irascible - douze ans et pour sobriquet le nom d'un organisme de crédit -gueulait comme une truie qu'on égorge tandis que Nicole Le Bihan, notre voisine, ouvrait ses volets en hurlant. Maritorne rousse à l'ample poitrine, la quarantaine sévère - mère d'une demi-douzaine de dégénérés mâles et femelles qu'elle avait eus d'un ancien teinturier qui s'était jeté sous le car Quimper-Pont-l'Abbé un matin, on le comprend, où sa tristesse avait pris le pas sur les maigres joies conjugales -, Nicole n'avait pas d'adversaire de sa trempe dans l'art de l'insulte. Mais Sofinco, tout excité, continuait de plus belle dans les aigus stridents. Quant à mon père, casquette vissée sur la tête, gitane au bec, il filait doux.

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EAN
9782290034606
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