Jusqu'ici et pas au dela

Meyerhoff Joachim

ANNE CARRIERE







Extrait

Jusqu'ici et pas au-delà Mon premier mort fut un retraité. Bien avant de voir l'accident, la maladie, l'âge faire disparaître les proches que j'aimais, bien avant de devoir accepter le fait que le frère, le père encore si jeune, les grands-parents et même le chien des années d'enfance ne fussent pas immortels, et bien avant de me retrouver à entretenir un dialogue compulsif - enjoué, désespéré - avec mes défunts, je découvris un matin un retraité mort. Une semaine plus tôt, j'avais eu sept ans, un anniversaire que j'avais attendu fiévreusement car il me donnait enfin le droit d'aller seul à l'école. Du jour au lendemain, j'eus ainsi la permission de faire halte et de repartir à ma guise. La propriété dans laquelle était installé l'établissement psychiatrique où j'avais grandi ainsi que les jardins, maisons, rues et buissons qui s'étendaient au-delà de ses murs en étaient comme métamorphosés, et je découvrais des choses que je n'avais jamais remarquées lorsque j'étais en compagnie de ma mère ou de mes frères. Je faisais des pas un peu plus grands et je me sentais incroyablement adulte. Comme j'étais désormais un individu autonome, les choses autour de moi s'individualisaient elles aussi. Confrontations d'égal à égal : le carrefour et moi. Le kiosque et moi. L'enceinte de la casse automobile et moi. J'étais surpris du nombre de décisions que j'avais soudain à prendre. Quand je marchais en tenant la main de ma mère, j'avais tendance à rêvasser ou à lui parler et je me laissais conduire à l'école sans prêter attention au chemin, comme une lettre qu'on porte à la boîte. La première semaine, je fus sage. J'avais juré solennellement de ne pas m'écarter du chemin convenu - celui auquel ma mère m'avait initié à grand renfort de «regarder à gauche, et puis à droite, et puis encore à gauche». Mais, le lundi suivant, je voulus faire un petit détour par le lotissement de jardins ouvriers. J'ouvris une porte verte grillagée et m'engageai sur un sentier qui longeait des propriétés miniatures, des arbustes et des carrés de légumes. Je n'étais pas très à mon aise, car mon père m'avait expressément interdit cet endroit. «Il y a souvent des types peu recommandables qui se cachent dans ce genre de cabanons, m'avait-il averti. Évite d'y aller, d'accord ?» - «Oui, papa, d'accord.» Je cueillis une pomme encore verte, mordis dedans, crachai habilement ma bouchée acide entre deux lattes de clôture et lançai le fruit le plus loin possible par-dessus les toits. Je tendis l'oreille, mais rien ne vint rompre le silence, à croire que j'avais expédié la pomme tout droit en apesanteur. Je crachai une ou deux fois, puis me remis en route. Je n'avais pas pensé que le lotissement serait aussi vaste et labyrinthique. À chaque embranchement, je prenais à droite, espérant rejoindre une porte que je connaissais bien et qui n'était qu'à une centaine de mètres de mon école.



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EAN
9782843377440
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