L'Enfant de Calabre

Locandro Catherine

H D ORMESSON

DIÊN BIEN PHU. 17 FÉVRIER 1954.

La jeune fille lui racontait des choses anodines. Sa vie de tous les jours. Mais elle le faisait avec application, n'omettant rien de ses longues heures de travail à la filature de coton, ou de ses sorties du samedi après-midi, lorsqu'elle retrouvait ses amies de l'usine au Caffè Mulassano, sous les arcades de la Piazza Castello.
Elle s'appelait Lidia et avait dix-neuf ans. Sa lettre, cinq feuilles rose pâle recouvertes d'une écriture régulière, détaillait au fil de lignes droites et sans ratures les gestes simples d'une existence ordinaire. Il avait le sentiment de lire une langue étrangère. Les mots résonnaient dans sa tête, il en murmurait certains, comme pour mieux les comprendre, mais ils demeuraient des sons vidés de leur sens. Ce qu'ils dépeignaient appartenait à un monde qui n'était plus sien. Lui vivait comme un insecte, sous terre, dans des alvéoles qui menaçaient à chaque tir d'obus de s'effondrer pour l'ensevelir. Une termitière à échelle humaine cernée de collines sombres.
Cette histoire de lettres, c'était un ordre du commandant de compagnie. Dès l'arrivée à Hanoi, la veille d'être transportés par avion à Diên Bien Phu, il avait demandé aux hommes du bataillon qui étaient célibataires et sans contact avec leur famille de se trouver une marraine de guerre, une femme issue de leur pays d'origine avec qui correspondre. Le lieutenant Cabiria, dont le père était italien, avait donné l'adresse de son cousin à Turin en disant: «Écris-lui. Il connaît sûrement une fille qui a envie de remonter le moral d'un jeune légionnaire...» Effectivement il en connaissait une, c'était Lidia, sa soeur cadette.

Dans la première missive qu'elle lui avait envoyée, elle avait surtout évoqué sa famille. Son père, ouvrier chez Fiat, et sa mère couturière. Son frère s'était marié deux ans plus tôt. Ils habitaient tous dans la même maison, qui avait résisté à cinq générations et aux bombardements de la guerre. Son frère et son épouse occupaient le second étage, ses parents et elle-même le premier ainsi que le rez-de-chaussée. Une vraie famille. Face aux mots d'affection et de tendresse qu'elle avait employés à leur égard, il s'était senti démuni. Il avait répondu en racontant les nuits froides et les matins brumeux du pays thaï, les journées passées à creuser des abris pour s'y enterrer la nuit, le lit de paille humide sur lequel il dormait... Et cette attente d'une attaque ennemie qui ne venait pas, usant les nerfs et le moral des hommes.
La deuxième lettre de Lidia était arrivée le matin même, amenée par un avion Dakota qui, en plus du courrier, avait transporté jusqu'au camp du matériel médical. Il profitait d'une soirée sans tir d'artillerie viet ni mission de reconnaissance pour la lire, allongé sur sa paillasse, dans son alvéole, à la lueur vacillante d'une bougie. Des ombres noires dansaient sur les parois de terre rouge. Il partageait cette caverne exiguë avec trois autres légionnaires, mais seul Matteo était présent, couché à un mètre de lui. Celui-ci s'était rapproché de la bougie, dont la lumière douce rendait son visage moins pâle qu'à l'ordinaire mais creusait davantage ses joues. Allongé sur le côté et légèrement redressé sur un coude, il écrivait. Lui aussi avait une marraine de guerre, grâce à Lidia qui avait recruté sa meilleure amie Barbara, une fille du même âge qu'elle qui travaillait également à la filature de coton. Concentré, il semblait imperturbable. Matteo, son frère d'arme, son seul frère, pensait-il souvent... Barbara avait glissé une photo d'elle dans la lettre qu'il avait reçue le matin. Il la lui avait montrée, un sourire de victoire sur les lèvres et sans faire aucun commentaire. Il gardait ce même cliché posé devant lui pour répondre à cette jeune fille blonde à l'air timide, qui paraissait le fixer de ses grands yeux clairs.

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EAN
9782350872124
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