Bain de lune

Lahens Yanick

SABINE WESPIESE







Extrait

Après une folle équipée de trois jours, me voilà étendue là, aux pieds d'un homme que je ne connais pas. Le visage à deux doigts de ses chaussures boueuses et usées. Le mépris dans une puanteur qui me révulse presque. Au point de me faire oublier cet étau de douleur autour du cou, et la meurtrissure entre les cuisses. Difficile de me retourner. De remonter les jambes. De poser un pied par terre avant que l'autre suive. Pour franchir la distance qui me sépare d'Anse Bleue. Si seulement je pouvais prendre mes jambes à mon cou. Si seulement je pouvais m'enfuir jusqu'à Anse Bleue. Pas une fois je ne me retournerais. Pas une seule fois. Mais je ne le peux pas. Je ne le peux plus... Quelque chose s'est passé dans le crépuscule du premier jour de l'ouragan. Quelque chose que je ne m'explique pas encore. Quelque chose qui m'a rompue. Malgré mes yeux figés et ma joue gauche posée à même le sable mouillé, j'arrive quand même, et j'en suis quelque peu soulagée, à balayer du regard ce village bâti comme Anse Bleue. Les mêmes cases étroites. Toutes portes et toutes fenêtres closes. Les mêmes murs lépreux. Des deux côtés d'une même voie boueuse menant à la mer. J'ai envie de faire monter un cri de mon ventre à ma gorge et de le faire gicler de ma bouche. Fort et haut. Très haut et très fort jusqu'à déchirer ces gros nuages sombres au-dessus de ma tête. Crier pour appeler le Grand Maître, Lasirenn et tous les saints. Que j'aimerais que Lasirenn m'emmène loin, très loin, sur sa longue et soyeuse chevelure, reposer mes muscles endoloris, mes plaies béantes, ma peau toute ridée par tant d'eau et de sel. Mais avant qu'elle n'entende mes appels, je ne peux que meubler le temps. Et rien d'autre... De tout ce que je vois. De tout ce que j'entends. De tout ce que mes narines hument. De chaque pensée, fugace, ample, entêtante. En attendant de comprendre ce qui m'est arrivé. L'inconnu a sorti son téléphone portable de sa poche droite : un Nokia bas de gamme comme on en voit de plus en plus au All Stars Supermarket à Baudelet. Mais il n'a pas pu s'en servir. Il tremblait de tous ses membres. Tant et si bien que le téléphone lui a échappé des mains et est tombé tout contre ma tempe gauche. Encore un peu et le Nokia aurait achevé de m'enfoncer l'oeil... L'homme a reculé d'un mouvement brusque, le regard épouvanté. Puis, prenant son courage à deux mains, a plié lentement le torse et allongé le bras. D'un geste rapide, il a attrapé le téléphone en prenant un soin inouï à ne pas me toucher. Je l'ai entendu répéter tout bas, trois fois de suite, d'une voix étouffée par l'émotion : «Grâce la Miséricorde, grâce la Miséricorde, grâce la Miséricorde.» J'entends encore sa voix... Elle se confond avec la mer qui s'agite en gerbes folles dans mon dos.



20,00 €
Disponible sur commande
EAN
9782848051178
Image non contractuelle