Le rêve de l'autre

Hirsch Milena

JOELLE LOSFELD

Chaque soir, le noble, le farfelu, le très sage, le Sphinx à la canne de oud et au canotier de blé sauvage, l'aîné de tous les écrivains d'Égypte, Albert Cossery, déguste un verre de vin puis son repas à la brasserie Lipp. Son corps ne pèse pas plus qu'un voile et flotte dans des vêtements de tweed en hiver, de coton crème aux beaux jours. Albert échappe aux lois de ce monde: il est immortel.
Albert est le porte-parole des indigents. Il donne voix aux miséreux, aux chômeurs, aux hommes errants. Il est le point fixe où aboutissent les appels perdus du monde. A 19 heures chaque jour, puis après son repas vers 21 heures, devant un café, il reste le plus souvent seul à sa table, ferme parfois les yeux et recueille, savoure, console, anoblit les égarés, les hommes oubliés de Dieu. Un apéritif et un dîner alchimiques. Un cadeau qui semble être offert à quelques-uns, si rares, dont lui qui allait atteindre bientôt un siècle de battements de coeur.

Je suis entrée un soir chez Lipp parce qu'il pleuvait et que ma robe s'apprêtait à fondre. Cette sorte de soir qui tombe dès le matin. Bras découverts, mains vides, je me suis assise et il est venu. Il est arrivé vers moi et je ne savais pas que j'occupais sa table, c'est ainsi que nous avons commencé. Puis j'ai recherché sa présence et nous nous sommes retrouvés régulièrement, enfin ai-je tout imaginé? Nos rencontres ressemblent tant à des songes.
J'ai fini par lui raconter...
- Albert,
Comment vous dire... Ce jour-là un nuage tropical comprime le ciel sur Paris. C'est le début du matin. Il pleut du chaud avec du silence entre les gouttes, comme la fin d'une pluie mais dès le début. Et dans ce renversement du temps, j'aperçois quelque chose qui semble me concerner. Parce que rien, Albert, dans ce lundi matin, mais pas non plus le dimanche ni les autres jours, ne m'avait jusqu'ici fait sentir que je pourrais avoir ma place dans le mouvement du temps.
-...
Albert me fait signe de continuer.
- Même pas au début de cette vie. Pas petite à l'école avec les autres, non. Pas non plus aux goûters roses. Un peu plus tard dans quelques lits rouges, oui, l'amour... vraiment oui, les voyages, les courses à travers les rivières, comme ça, au galop jusqu'en bas du ciel. Mais alors, arrivée là-bas où aller, Albert? Que faire de vraiment bien et avec qui?
Nous sirotons chacun notre café. Je n'attends pas de réponse, mais je te regarde. Albert, tu es le chemin. Tu es le guéridon et la chaise devant ce chemin. Tu es le café et le verre d'alcool. Tu es l'homme attablé dans la marge et tu es ton propre festin.
- Laissez-moi essayer de vous expliquer un peu plus cette histoire...
Albert hoche la tête, il aime cette petite écume que je lui apporte du dehors. Je poursuis:
- Je suis chez moi. La nuit se termine. Je reste couchée sur mon lit par-dessus l'édredon de printemps et j'écoute. J'ai déposé le téléphone sur l'oreiller de l'homme qui s'est pour un temps éloigné de moi - je ne rentre pas davantage dans les détails à ce stade du récit, vous me comprendrez -, je compose le double zéro qui me propulse hors de France, m'ouvre toutes les frontières pour me placer, nue, devant le monde. D'un 39 j'entrerais en Italie... d'un 20, en Égypte! La terre entière pourrait me répondre, si j'appelais. Mais là curieusement, je ne peux pas aller au-delà de ce double zéro. J'entends le silence qui m'entoure, puis un oiseau lancer de toutes petites notes de musique. Et si l'énergie du jour ne venait pas me prendre, je resterais bouleversée par ce rien. Comme les fous, ou les accomplis. Ce que je ne suis pas, Albert.

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EAN
9782072480157
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