MONSIEUR BLANC

Graf Roman - Deshusses Pierre

METAILIE

UNE DÉCISION RAPIDE

Lorsque M. Blanc quitta l'appartement de sa mère, traversa la chaussée et vit la lune presque pleine, seule dans le ciel, et lorsque, arrivé de l'autre côté de la rue, il s'engagea sur le chemin en pente se terminant par un escalier où il respira le parfum des buissons qui poussaient dans les jardins de part et d'autre jusqu'à presque former une tonnelle au-dessus de sa tête, il ne put s'empêcher de repenser à la lettre. On avait insisté sur le fait qu'il était un collaborateur très fiable mais que la taille de son service devait malheureusement être revue à la baisse pour des raisons de stratégie, ce qui permettrait de créer, dans un autre secteur d'activité très prometteur de la société, de nouveaux emplois qui malheureusement ne correspondaient pas à ses qualifications et ne permettaient donc pas une solution en interne. On pouvait à tout moment le recommander sans la moindre réserve et on lui souhaitait bonne chance pour la suite.
Ce coup du sort était trop récent pour que M. Blanc ait pu en saisir d'emblée toute la portée. Refoulant de désagréables questions sur l'avenir, il était parvenu à garder son calme durant la première heure qui avait suivi l'ouverture de la lettre: d'une part, on ne lui imputait aucune faute; d'autre part, profitant de l'avantage de pouvoir vivre dans un pays comme la Suisse, il était depuis bientôt vingt ans affilié à l'assurance-chômage et il avait désormais le droit, après avoir cotisé pendant vingt ans, de toucher une aide sans devoir pour autant avoir mauvaise conscience. Il lui fallait seulement ne pas oublier d'aller s'inscrire à temps au pôle emploi régional.
Une fois arrivé à cette conclusion, M. Blanc avait repoussé à plus tard ses autres réflexions et avait mis la lettre de côté. Sans rien divulguer de cette mauvaise nouvelle, il était allé manger chez sa mère, le soir, comme il le faisait tous les lundis et tous les vendredis; et comme tous les lundis, il y avait eu une escalope de dinde avec des nouilles, le tout accompagné d'une platée de légumes qu'il n'aimait pas particulièrement mais qu'il mangeait quand même par égard pour sa mère. Il avait eu envie, il y a quelques années, d'une escalope de dinde avec des nouilles; et comme il avait trouvé ça bon, il avait redemandé plusieurs fois de suite la même chose, jusqu'à ce que sa mère se mette à lui en faire automatiquement. Il n'avait néanmoins jamais parlé de légumes; et être obligé de supporter que sa mère lui en remplisse son assiette comme si c'était le plat principal et non un accompagnement, alors qu'il ne finissait jamais son assiette, le contrariait chaque fois un peu plus.
Arrivé en bas de l'escalier, il s'arrêta, sans savoir s'il devait faire demi-tour pour aller le lui dire. Il lui dirait simplement que le plus important dans ce plat, c'était l'escalope de dinde et que les nouilles suffisaient largement comme accompagnement; mais il savait exactement ce que sa mère répondrait: il faut aussi des légumes parce que c'est bon pour la santé - c'est d'ailleurs la seule chose de bonne pour la santé dans ce plat. Il poursuivit donc son chemin, suivit la route qui débouchait un peu plus loin sur la rue principale où passaient les bus et c'est là qu'il se rendit compte tout d'un coup que sa contrariété venait moins du repas que de la lettre. Pour la première fois depuis vingt ans, l'idée d'aller travailler le lendemain matin lui était désagréable. L'idée de s'asseoir à son bureau en sachant que ses jours étaient comptés dans cette société et que ses collègues étaient peut-être déjà au courant de son licenciement ou qu'il devrait lui-même leur en faire part tôt ou tard, cette idée l'humiliait; et plus il pensait aux semaines à venir, plus son tourment grandissait, si bien que, si cela avait été possible, il aurait renoncé sans hésiter à retourner travailler dans son entreprise.

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EAN
9782864249122
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