La désobéissance d'Andreas Kuppler

Goujon Michel

H D ORMESSON

Andréas cheminait le long d'Unter den Linden et ne comprenait pas pourquoi les vénérables tilleuls qui font habituellement son charme avaient tous été coupés. La nuit venait de tomber sur Berlin. Les trottoirs étaient recouverts d'une neige dure qui craquait sous la semelle. Le paysage avait quelque chose d'irréel. Arrivé à l'intersection de la Friedrichstrasse, Andréas s'arrêta devant le Café Kranzler. Après un instant d'hésitation, il entra. Il faisait un froid de gueux: il s'attablerait un moment et commanderait une boisson le temps de se réchauffer.
À l'intérieur, il chercha du regard une place mais la salle était bondée. Les serveurs slalomaient entre les fauteuils et feignaient de ne pas le voir - comme ils en ont l'art et la manière. Il décida d'attendre près de la porte. Soudain, il aperçut ses beaux-parents, Joseph et Maria Bock, en train de consommer un café au lait agrémenté de pâtisseries. Il leur fit signe. Mais eux non plus ne le virent pas. Était-il devenu transparent?
Bien que l'on fut au coeur de l'hiver, les clients étaient tous, curieusement, en tenue légère, presque printanière. Joseph Bock portait un costume gris clair et sa femme une robe beige ras du cou plutôt austère. Brusquement, le beau-père d'Andréas se leva. Avec son allure d'ancien militaire, ses cheveux aux reflets argentés et ses yeux bleus d'une couleur intense, quasi électrique, il avait quelque chose de glaçant. Tel un comédien qui prend le public pour confident, il lâcha mezza voce, mais les mains en porte-voix: «Je vais vous livrer un secret... Aujourd'hui, ils arrêtent tous les suspects. Ils n'épargnent que les gens irréprochables... Mais ne le répétez pas!»
À son tour, Maria Bock se dressa et hurla, en gesticulant: «Ils nous débarrassent enfin de toute la racaille étrangère! Et aussi des Allemands... anti-allemands, des traîtres, des tièdes!» Rien, chez elle, ne collait avec son style habituel de bourgeoise d'un certain âge, sauf ce rejet viscéral, qu'Andréas lui connaissait bien, de ce qui n'était pas aryen et national-socialiste. Pour une fois elle l'exprimait sur un ton agressif et vulgaire, au lieu de le faire par allusions, à mots couverts.
L'assistance restait muette et impassible. Au fond, seul dans un coin, un homme, cache-col remonté, casquette vissée sur le front, jetait des coups d'oeil inquiets en direction des Bock. Ses vêtements étaient froissés et, manifestement, il ne s'était pas rasé depuis plusieurs jours. Il ressemblait à ces pauvres hères, voleurs de poules, qu'on croisait sur les routes à l'époque de la Grande Dépression et qui effrayaient les enfants.
Subitement, les Bock se tournèrent vers lui et, d'une seule voix, dénoncèrent: «Un anti-allemand! On en tient un! Arrêtez-le!» Aussitôt, l'assemblée se joignit à eux. Deux agents de la Gestapo, sanglés dans leurs vêtements noirs, surgirent, arme au poing. En observant l'individu qu'on arrêtait, Andréas découvrit avec effroi qu'il connaissait ce visage: c'était le sien! L'homme-qui-était-lui tenta, dans un réflexe absurde, de s'enfuir. Mais des sbires de la police secrète bloquaient la sortie. Perdant tout sang-froid, l'homme se mit à exécuter une série de saluts nazis. Il levait le bras de façon compulsive et mécanique, et accompagnait chaque fois son geste d'un «Heil Hitler!» plein d'enthousiasme patriotique. Sa démonstration d'allégeance sonnait faux, c'était grotesque. Les deux gestapistes le regardèrent faire sans broncher, jusqu'au moment où, le prisonnier cessant enfin sa pantomime, ils le mirent en joue et l'abattirent froidement.
Quelques secondes, le silence régna dans la salle. Puis tous les clients se levèrent d'un bond pour acclamer la Gestapo. Andréas, pétrifié, ne quittait pas des yeux ses beaux-parents qui applaudissaient de bon coeur, comme au spectacle, quand le rideau tombe.

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9782350872117
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