Les jacarandas de Téhéran

Delijani Sahar

ALBIN MICHEL







Extrait



Azar était assise sur le plancher en tôle d'une camionnette, blottie contre la paroi. La rue sinueuse faisait tanguer le véhicule de gauche à droite, la projetant d'un côté, puis de l'autre. De sa main libre, elle s'accrocha à quelque chose qui semblait être une barre. Son autre main était posée sur son ventre proéminent et dur, qui se contractait sous l'effort. Sa respiration était hachée, irrégulière. Une vague de douleur surgit de sa colonne vertébrale et explosa dans tout son corps. Azar, le souffle coupé, saisit le tchador qui l'enveloppait, et le serra très fort. Chaque virage la jetait contre la paroi. Chaque bosse, chaque nid-de-poule la projetait vers le toit. Elle s'imaginait l'enfant en elle raidi et tétanisé. La transpiration mouillait le bandeau qui recouvrait ses yeux.
Elle essuya la sueur. Bien que seule à l'arrière de la camionnette, elle n'osait retirer ce bandeau. Elle savait qu'il y avait une vitre derrière elle. Elle l'avait sentie sous ses doigts lorsqu'elle était montée. À tout moment la Soeur pouvait se retourner et la regarder par cette vitre. Et si la voiture s'arrêtait brusquement, Azar n'aurait jamais le temps de le remettre.
Elle ne savait pas ce qui se passerait s'ils découvraient qu'elle avait les yeux ouverts, et elle préférait ne pas le savoir. Par moments, elle essayait de croire que la peur qui s'était infiltrée en elle, poisseuse, n'avait pas lieu d'être. Personne n'avait jamais levé la main sur elle, ni ne l'avait bousculée ou menacée. Elle n'avait aucune raison d'être terrifiée, d'avoir peur de ces Soeurs et de ces Frères, aucune raison tangible. Mais il y avait ces cris qui ébranlaient les murs de la prison. Ces cris qui déchiraient le silence des couloirs vides, réveillant les prisonniers la nuit, interrompant les conversations tandis que les détenus se distribuaient les rations de nourriture, les obligeant à se taire, mâchoires serrées, membres raidis, jusqu'au soir. Personne ne savait d'où ils provenaient. Et personne n'osait demander. Mais c'était bien des hurlements de douleur, ça, ils en étaient sûrs. Car on ne pouvait confondre des hurlements de douleur avec d'autres cris. C'était les plaintes d'un corps qui ne s'appartenait plus, abandonné, réduit à une masse informe, dont le seul signe de vie restait la force avec laquelle il fracassait le silence à l'intérieur des murs de la prison. Et aucun d'eux ne savait quand viendrait son tour, quand il serait happé lui aussi par le corridor, et qu'il ne resterait de lui que des cris. Alors, ils vivaient, attendaient et obéissaient aux ordres, patientant sous un nuage lourd de menaces dont tous savaient qu'ils ne l'éviteraient pas éternellement.
Par une toute petite ouverture quelque part au-dessus de sa tête, le tapage étouffé de la ville qui se réveillait s'infiltra dans l'habitacle. Des volets qu'on ouvrait, des coups de klaxons, des rires d'enfants, le marchandage des vendeurs de rue. Par la fenêtre, elle entendait aussi par moments le bavardage et les rires venant de l'avant de la camionnette, bien que les mots ne soient pas identifiables. Elle ne discernait que les gloussements de la Soeur en réaction à quelque chose que l'un des Frères venait juste de raconter. Azar tenta de chasser les voix de la camionnette en se concentrant sur la rumeur du dehors, celle de Téhéran, sa ville bien-aimée, qu'elle n'avait vue ni entendue depuis des mois. Elle se demandait si, avec l'interminable conflit avec l'Iraq qui entrait dans sa troisième année, la cité avait changé. Les flammes de la guerre atteignaient-elles déjà Téhéran ? Est-ce que les gens quittaient la ville ? On aurait dit, d'après les bruits de la rue, que tout continuait comme avant, dans le même chaos, le même vacarme de la lutte et de la survie. Elle se demanda ce que ses parents pouvaient bien faire en ce moment. Sa mère patientait sans doute dans la queue de la boulangerie. Son père enfourchait sa mobylette pour se rendre au travail. À la pensée de ses parents, elle sentit sa gorge se serrer. Elle leva la tête, ouvrit grand la bouche et tenta d'avaler un peu de l'air qui filtrait par l'ouverture.



21,90 €
En rupture de stock
EAN
9782226256164
Image non contractuelle