L'héritier des Beaulieu

Bourdin Françoise

BELFOND

Le Carrouges, été 1998.

Dès qu'il eut poussé le lourd battant, Barth devina qu'il se passait quelque chose d'anormal. Le hall était plongé dans l'obscurité et il songea aussitôt à une nouvelle défaillance de la ligne. L'électricité laissait vraiment à désirer dans cette bâtisse, sans compter tous les autres inconvénients qui, depuis longtemps, lui avaient fait prendre le Carrouges en horreur.
Son épaule heurta une vitrine et quelque objet tomba mollement sur le tapis. Exaspéré, il tâtonna sur sa droite pour trouver la porte du grand salon. À la seconde où il pénétra dans la pièce, les lumières s'allumèrent et un joyeux brouhaha s'éleva.
Surpris, Barth s'immobilisa sans même chercher à dissimuler sa contrariété. La quarantaine de personnes qui lui souriaient entonnèrent un chant d'anniversaire. D'un seul regard courroucé, Barth put constater que la famille était là au grand complet, entourée des amis les plus proches et des principaux cadres de l'imprimerie. Tout ce petit monde affichait la même expression béate.
- Charmante soirée, marmonna-t-il entre ses dents.
S'il y avait bien une chose dont il ne tenait pas à se souvenir, c'était qu'il avait à présent cinquante ans. Géraldine approchait, vaguement inquiète sous son air affable. Elle lui tendit une coupe de Champagne qu'il ne se donna pas la peine de saisir. Ils restèrent face à face un instant, tandis que la chanson s'achevait sur une série de fausses notes.
- Bon anniversaire! lança Irène de sa voix stridente, avant d'éclater de rire.
Barth chercha sa mère des yeux. Elle se tenait à l'autre bout de la pièce, comme pour le narguer. À moins que ce ne fût pour se protéger. Il se demanda si c'était elle qui avait eu l'idée de cette surprise grotesque. Elle ou Géraldine. Sa mère et sa femme, qu'il jugeait également stupides.
- Tu ne veux rien boire? demanda Géraldine d'un ton navré. Pour trinquer...
Il lui aurait volontiers jeté le verre au visage, mais il se contenta de lui tourner le dos et se heurta à Agnès qui s'était faufilée jusqu'à lui.
- Je suis venue avec Stéphane, dit-elle très vite. Irène y tenait beaucoup. Dix lustres, ça se fête!
La veuve de son frère avait toujours utilisé un vocabulaire particulier. Victor aussi, d'ailleurs, avant qu'il ne se tue avec sa Kawasaki. L'univers du show-business ne lui avait pas porté bonheur, au bout du compte.
Tout en souriant machinalement, Barth essaya de reconnaître Stéphane parmi les invités. Le garçon devait avoir une vingtaine d'années à présent. Et c'était quand même son neveu.
Il le repéra presque tout de suite parce qu'il était l'un des rares jeunes de l'assemblée. Des yeux clairs, des cheveux trop longs et un teint cadavérique, c'était bien le souvenir qu'il en avait gardé. Sans doute le gamin se prenait-il pour Hamlet ou tel autre héros shakespearien. Levant la main, Barth claqua dans ses doigts pour attirer l'attention de Stéphane. C'était une injonction plutôt méprisante, mais il avait agi délibérément. Il nota la contrariété d'Agnès avec une satisfaction perverse.
- Comment vas-tu, oncle Barth? demanda le jeune homme d'une voix forte, sans quitter sa place près de la fenêtre.
Ce qui constituait une petite déclaration de guerre. Barth franchit les trois mètres qui le séparaient de Stéphane, bousculant au passage l'un des directeurs de l'usine, qu'il rabroua:
- Eh bien, mon pauvre Richard, toujours planté n'importe où?
L'autre recula précipitamment en bredouillant une excuse, mais Barth l'avait dépassé et apostrophait son neveu.
- Il y a combien de temps que tu n'étais pas venu? Tu as une mine de déterré... Et les études, ça va?
Il ne prenait aucun risque. Il savait par Irène que le garçon ne faisait rien de bon. Qu'il n'était inscrit nulle part, qu'il avait raté son concours d'entrée au conservatoire et qu'Agnès, si laxiste qu'elle fût, commençait à se faire du souci.

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EAN
9782714454690
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