LES JOUEURS

O'Nan Stewart - Richard Nicolas

OLIVIER

Chances pour un touriste américain de visiter les chutes du Niagara: 1 sur 195

L'ultime week-end de leur mariage, minés par l'insolvabilité, l'indécision et, stupidement, à moitié secrètement, englués dans ce passé toujours proche que gouvernent le souvenir, l'infidélité, Art et Marion Fowler quittèrent le pays. Cap au nord, direction le Canada. «Comme les esclaves», dit Marion à sa soeur Celia. Ils allaient passer leurs derniers jours en tant que mari et femme comme les tout premiers, presque trente ans auparavant, aux chutes du Niagara, comme si, de l'autre côté de la frontière, près de ce légendaire et tumultueux chaudron des nouveaux départs, loin de toute créance domestique qui sapait leur quotidien, ils avaient une chance de se retrouver l'un l'autre. C'est du moins ce que Art espérait. Marion, quant à elle, espérait seulement pouvoir tenir le coup à peu près dignement puis rentrer à la maison et commencer à s'occuper de la paperasse qui lui permettrait de devenir, pour la première fois de sa vie, une contribuable sans conjoint.
Ils dirent à leur fille Emma qu'ils s'offraient une seconde lune de miel.
«En plus, ils vont faire visiter la maison pendant tout le week-end, alors...» C'est ainsi que Marion, au téléphone, présenta les choses.
Ils n'étaient pas bons menteurs, ils avaient simplement peur de la vérité et de ce qu'elle était susceptible de révéler à leur sujet. Ils appartenaient à la classe moyenne, proies de la tyrannie des apparences et de ce qu'ils pouvaient se payer, ou oser, ce qui était en partie leur problème. Ils étaient trop installés et pragmatiques pour ce qu'ils entreprenaient à présent, mal à l'aise avec les mesures désespérées. C'est à peine s'ils purent discuter du projet entre eux, comme si, une fois exposé à la lumière et à l'air, il risquait de s'évaporer.
Avec Jeremy, ils n'eurent qu'à dire qu'ils voulaient voir le nouveau casino, sorte de construction à la Frank Gehry, qui figurait en couverture de la section voyage du journal du dimanche et des magazines distribués dans les avions. Il fut impressionné par le tarif qu'ils avaient réussi à obtenir. Art avait fouiné en ligne jusqu'à trouver un prix imbattable.
«Ton père le flambeur», plaisanta Marion.
L'Escapade spéciale Saint-Valentin, s'intitulait la promotion: deux cent quarante-neuf dollars, pension complète et un avoir de cinquante dollars porte-bonheur à dépenser aux tables de jeu.
Comme c'était compris dans la formule, ils prirent le car. Mais maintenant qu'ils s'enfonçaient dans un tunnel obscur en pleine tempête de neige, quelque part en périphérie de Buffalo, au milieu de couples bien plus jeunes - dont, figé façon zootrope dans les phares des voitures qui arrivaient d'en face, un duo grassouillet en tenue Harley qui se pelotait, juste de l'autre côté du couloir -, ils regrettaient l'un et l'autre de ne pas avoir pris la voiture.
Chacun avait déjà exposé ses arguments à la maison, inutile donc de revenir là-dessus. Art, l'éternel matheux ramenant toujours tout à la réalité mesquine des nombres, avait souligné que ça leur ferait économiser cinquante dollars d'essence, sans parler du parking, ce que Marion avait trouvé absurde, et typique. Ils étaient tellement au-delà du stade où cinquante dollars pouvaient faire la différence - comme ce pari ridicule, jouer leur mariage en s'en remettant, en gros, aux caprices d'une roue -, et pourtant il ne démordait pas de ses vieux préceptes comptables, à savoir qu'un sou est un sou, oubliant que le grand livre de comptes qu'il tenait baignait dans le rouge. Prendre l'autocar représentait une perte supplémentaire de contrôle, s'abandonner aux mains du destin, ou du moins d'un chauffeur manquant de sommeil. La seule raison pour laquelle elle avait accepté - outre qu'elle voulait éviter toute bagarre - était qu'elle n'aurait pas à redouter que Art colle au train des gens devant lui pendant tout le trajet par ce temps, mais, évidemment, elle se garda bien de le dire.

19,50 €
En rupture de stock
EAN
9782823600025
Image non contractuelle