Mémé

Torreton Philippe

ICONOCLASTE







Revue de presse



Le Nouvel Observateur, 16/01/2014
Jérôme Garcin

C'était en 1995, Denise avait 80 ans passés et, pour la première fois de sa vie, elle montait dans le train Corail qui, de la gare de Bernay (Eure), la conduirait à Paris-Saint-Lazare. La veille, elle avait acheté une robe neuve et était allée chez le coiffeur. Celle dont la vie avait été une succession de « han » voulait être belle pour venir applaudir à la Comédie-Française, un dimanche en matinée, son petit-fils dans « le Barbier de Séville». Jamais Philippe Torreton n'eut davantage de trac, plus d'exigence aussi, qu'en jouant Figaro devant sa grand-mère, tout ébaubie qu'il soit devenu «un gars de la ville» et portât sur scène un costume de soie à double trame. C'est que, pour cette fermière normande deux fois veuve, il restait le garçonnet, le « bésot », dont elle s'était occupée quand ses parents le lui avaient confié, qui avait grandi en nourrissant les bêtes et en faisant les foins, forci en mangeant sa puissante « soupe au riz», son civet de cochon d'Inde ou son pain bis tartiné de graisse de porc. Depuis la maison pauvre de Triqueville, canton de Pont-Audemer, le gamin batailleur a fait son chemin. Mais, qu'il ait été Lorenzaccio ou Cyrano, capitaine Conan ou lieutenant Prouteau, Torreton n'a jamais oublié ce qu'il doit à cette femme née en 1914, aujourd'hui disparue, dont la générosité n'avait d'égale que l'humilité. Dans une langue en relief, imagée et lyrique à laquelle les acteurs ne nous ont guère habitués, il signe, en même temps qu'un inventaire de ce lieu de mémoire, le beau portrait d'une taiseuse en blouse imprimée qui vivait dans un « intérieur Emmau s », sentait la pomme à cidre, donnait des prénoms de filles à ses vaches, tutoyait ses poules et ses picots, aimait le Scrabble, « les Grosses Têtes»,« Savoir aimer» de Florent Pagny et les sagas de France Loisirs. Autrefois, écrit l'acteur reconnaissant, le silence de Mémé «rendait le monde bavard et inaudible ». Depuis qu'elle est morte, c'est dans son silence qu'il va se réfugier, c'est dans sa fermette normande qu'il va puiser la force de se battre contre les puissants, les cyniques, les exilés fiscaux et surtout les oublieux, qui sont des ingrats.
JÉRÔME GARCIN --Le Nouvel Observateur, 16/01/2014

Je dormais près de mémé. J'étais petit, un bésot,
et après des semaines d'hôpital, de peau grise
et fatiguée, les docteurs ayant jugé que le danger
était loin, le loup parti, je pouvais réapprendre
à me tenir debout et profiter enfin des jouets
qui s'accumulaient sur ma table de chevet. Mes
parents m'ont confié à mémé, à charge pour elle de
remettre des couleurs dans mes pupilles, du solide
dans le ventre, de la confiance dans les bras et de
l'impatience dans les jambes.
Mémé dormait à côté de moi, tout près même,
dans une chambre à côté de la mienne. Nous
étions au bout de la maison, côté ouest, celui qui
reçoit la Normandie pluvieuse en pleine face, une
étrave de bateau. Ma chambre était si petite que
les cloques d'humidité du papier peint empiétaient
vraiment sur le volume disponible, juste la
place pour un édredon glacé, un placard et une
machine à coudre à pédale. Quatre murs mouillés
ceinturaient mon lit, les forces du dehors les
avaient repoussés jusqu'à ses abords immédiats, il
fallait se faufiler pour aller dormir, pieds de profil
et torse de face en évitant de toucher la sueur
froide des murs.
Je veillais sur ma grand-mère, pendant qu'elle
veillait sur moi, ce fut mon premier emploi, gardien
de nuit de mémé.
Ma mission consistait à l'écouter dormir. Je
veillais tel un chien de berger sur un troupeau
de ronflements broutant son sommeil afin qu'ils
n'aillent pas s'égarer dans le suspect, dans le silence
terrible qui précède les catastrophes. Je devais analyser
sa respiration, en déduire la qualité de sa nuit,
ma hantise était le suspendu. Parfois entre deux
trémolos, une apnée inquiétante arrêtait ma vie. Il
ne fallait pas qu elle meure mémé, pas tout de suite.
Ronfle ! Je t'en supplie !
Et les ronflements reprenaient, merci Nott,
déesse de la nuit.
Je ne voulais pas qu elle meure avant mes vingt
ans, car à vingt ans on est grand, on est un homme
et un homme c'est dur à la peine, mémé il faut
tenir ! À vingt ans, j'ai repoussé la « date de mort
acceptable » à trente. Quand elle a arrêté de respirer
pour de bon, j'en avais quarante et je n'étais
toujours pas devenu un homme. --Extrait



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EAN
9782913366619
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