Karen et moi

Skowronek Nathalie

ARLEA

Les volumes s'accumulent sur la table de mon bureau. Des éditions courantes, des traductions. Je les classe en piles et corne des pages. Je prends des notes aussi. Dans le tas, il y a un essai en danois sur le père de Karen - je ne lis pas le danois mais il me semble ainsi me rapprocher d'elle -, quelques ouvrages illustrés, puis les romans, les contes et la correspondance. Appuyés contre la fenêtre, d'autres livres, mes compagnons de route, les Mémoires d'Hadrien, Aurélien, L'Appel de la forêt. Ils me servent de repères. J'ai ressorti depuis peu Une saison en enfer, un fac-similé daté du 19 octobre 1873, L'Or de Cendrars, pour le goût de Tailleurs, et aussi La Chèvre de monsieur Seguin que je relis le soir, avec mes filles.
Cela fait longtemps que Karen est entrée dans ma vie. J'étais déjà familière de son aventure africaine, de Denys et de Bror, les hommes de sa vie, de son attachement aux animaux, et puis, il y a peu, j'ai ressenti un besoin impérieux de revenir vers elle. Moins pour elle que pour moi, à dire vrai. J'ai commandé sa correspondance sur un site de vente en ligne, j'étais pressée de la retrouver et la couverture du livre me plaisait: elle me rappelait celle du Marin de Gibraltar, dans une de ses versions anciennes.

J'ai découvert Karen Blixen, sous une tente, au Kenya, j'avais onze ans, je voyageais avec mon frère et mes parents. À la lumière d'une lampe de poche, je lisais La Ferme africaine et elle c'était moi et moi j'étais elle. Karen, my sister. Comme elle, je venais d'un monde qui m'étouffait, petite fille choyée de la bonne société, pélican noir au milieu de demoiselles bien peignées, comme elle j'étais la moins préparée à faire face à cette force que je sentais rugir et qui me poussait vers Tailleurs, loin, très loin de ce pour quoi j'avais été programmée (enfance sans histoire, études honorables, beau mariage). J'étais une écorchée vive, j'étais un sac de larmes. L'envie de bien faire et d'être aimée m'avait poussée à taire cette fureur qui bouillait en moi, une envie de crier quand on m'avait appris à sourire, tendre le cou pour que glisse le collier, ajouter du silence au silence, alors qu'au milieu de cette nature sauvage, parmi les lions, les gazelles, les girafes, je retrouvais ma nature intime et profonde: l'appel de la forêt m'avait saisie. Je rêvais d'être cette enfant qui chemine avec le lion de Kessel et je pleurais à gros sanglots pendant que Buck, le chien de Jack London, traversait le Grand Nord. Cette aspiration à la noblesse me grisait, j'étais passée de l'autre côté, j'avais percé le secret, poussé la porte. Ils m'avaient réveillée. Je me découvrais une nouvelle famille, imaginaire, des dizaines et dizaines d'aspirants à la Beauté. Je tendais l'oreille, j'ouvrais mon coeur, je devenais une des leurs.

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EAN
9782363080141
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