La Guerre mondiale

Serres Michel

POMMIER

OuverturePendant mon enfance, l'adolescence et le premier âge adulte, cinq à six guerres ont blessé ma formation et mes débuts dans la vie. Cette saignée du corps et de l'âme a duré de si longues années que je ne puis méditer sur ces conflits sans une émotion dont parfois l'intensité risque de déformer les faits, ici, mais les vivifie. Je parlerai de ce que j'ai vu, vécu et ressenti jusqu'à une souffrance dont je n'ai pas toujours conscience de la cruauté. Je pense, j'agis, je mourrai marqué de ce fer rouge, d'abandons certes, mais d'abord de violence et de meurtres.Premier jourRarissime en nombre, ma génération eut la chance simple de naître, puisque la précédente, par millions, avait pratiquement disparu dans la boucherie des tranchées, en 14-18; souffreteux, mon père avait été gazé à Verdun; athée, il s'était converti, dans l'enfer, sous les éclats des schrapnells et le tonnerre de la Bertha, parmi des jonchées de cadavres. Il ne voulut jamais parler de ce fragment de sa vie. Dans son collège, seule ma mère se maria, ses autres amies, promises blanches, pleurant toutes la perte d'un parrain, d'un fiancé ou ami possibles dans le tas de ce charnier. Le long de Garonne où je passai mes années d'attente, hors de notre habitat seulement jaillissaient des enfants piaillants; les maisons voisines abritaient de jeunes et de vieilles veuves, fantômes solitaires, lents, silencieux, vêtus de noir. Les champs alentour de la ville restaient en friches, faute de cultivateurs, socs, jougs et granges en déshérence.Gaie de l'électricité nouvelle, Paris, capitale culturelle, littéraire, musicale, chansonnière... s'amusait, dit-on; la province, la campagne, hagardes, se taisaient entre billons et sillons, car sa jeunesse paysanne dormait, dépenaillée en guenilles de fantassins, sous des stèles parallèles alignées jusqu'à l'horizon. Nous n'évaluons jamais la drogue narcotique de la question: qui va gagner? Ou la torpeur narcissique de l'avoir emporté. Oui, Paris avait gagné la guerre, dite Grande, et s'adonnait à la fête, alors que le peuple de France avait perdu ses jeunes et ses mâles; cette foule du silence haïssait déjà la violence, la politique désuète et la cruauté délirante de l'Histoire. Elle refusa l'affrontement de 39 et fuira tout autre massacre à venir. Elle a payé à jamais pour sa paix.Car la guerre de 14 connut d'abominables tueries.Mes premiers souvenirs datent de 1936, où, vers mon Sud-Ouest natal, affluèrent d'Espagne des réfugiés, rouges et blancs mêlés, dont une seule et même voix, proche de notre patois, racontait des atrocités, tortures extrêmes et sophistiquées, cadavres, froid et famine, insupportables à l'enfance. Il fallut les nourrir, les panser, les loger, leur trouver du travail. Leur guerre civile avait atteint un degré de barbarie analogue à celui dont j'avais failli ne pas naître.Car la guérilla d'Espagne connut d'abominables tueries.(...)

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EAN
9782746505254
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