Bon petit soldat

Pingeot Mazarine

POCKET







Extrait



Le je est un problème

Pour comprendre ce récit qui n'en est pas un, il faut expliquer quelques éléments biographiques, à l'instar des romans de Dostoïevski où l'on peut invariablement trouver une bible qui apprend qu'Aliosha est aussi Alexis, mais aussi Alexéi, mais aussi Alyoshka, Alyoshenka, Alyoshechka, Alexeichik, Lyosha ou encore Lyoshenka, et qu'il est le frère du neveu de la grand-mère de l'héroïne.
Vous-même répondez à plusieurs prénoms et diminutifs - mais comme vous avez du mal à vous nommer, ils n'apparaîtront pas, ou succinctement. Vous êtes l'enfant d'une femme et d'un homme - jusque-là comme tout le monde bien que la science ait fait des progrès en la matière. Cet homme a une haute fonction dans la République, la plus haute en réalité, mais ceci n'est vrai qu'à partir de vos six ans. Par ailleurs il a une femme, qui n'est pas votre mère, mais son épouse officielle, avec laquelle il ne vit plus mais dont il n'a jamais divorcé, et qui l'accompagne dans ses déplacements professionnels ; deux fils de ce lit, que vous n'avez rencontrés qu'à sa mort, mais dont vous connaissiez nécessairement l'existence parce que cette autre famille, officielle donc, passait à la télévision ou apparaissait dans les journaux à ses côtés. Vous, vous regardiez la télévision, mais vous ne pouviez y apparaître avec eux, parce que vous n'étiez pas censée exister. Pour autant, tout le monde ou presque paraît-il, dans un certain petit milieu, connaissait votre existence, ce que vous-même et votre père ignoriez. Il vous a donné un prénom impossible à cacher, aussi avez-vous appris à ne pas le dire pour rester invisible. De là vous vient, certainement, cette difficulté à nommer : vous-même d'abord, vous avez aménagé des ruses pour vous y soustraire. Les autres ensuite, du moins vos proches, ou encore ceux que vous voulez «protéger» (de quoi, c'est là la question) : alors vous utilisez les initiales, pour n'être pas responsable d'un quelconque secret dévoilé. Votre mère était quelqu'un de discret et passionné à la fois. Devant les autres, elle appelait votre père «Monsieur le président». Chez vous, c'était Tchékino, petit François en italien. Il y avait ainsi différents niveaux de langage selon que l'on se trouve dedans ou dehors. Mais dehors, on s'y retrouvait peu. Aussi avez-vous été dispensée d'appeler votre père «papa» en public, ce qui n'aurait pas manqué de susciter une gêne.
Votre famille se compose donc d'une mère, d'une belle-mère qui n'en est pas une, de deux demi-frères qui ont l'âge de votre mère, d'un père qui a l'âge de votre grand-père et, par conséquent, pas de grands-parents de ce côté-là, ils sont morts un demi-siècle plus tôt. Des oncles et des tantes, vous en avez sans doute en pagaille, mais il vous est difficile de savoir qui est qui, dans quel ordre, et de mettre les bons prénoms sur les bonnes personnes dont de toute façon vous ne connaissez pas les visages. De l'autre côté, vous avez une famille normale, des oncles et des tantes que vous connaissez intimement, sans jamais mélanger les prénoms, et que vous adorez. Votre grand-mère maternelle vous appelle «Zaza», parce qu'elle a compris elle aussi que votre prénom était embarrassant (pour elle d'abord, qui vient d'une famille de militaires et de droite où une femme qui n'est pas mariée est une fille-mère). Cette fille-mère, votre mère donc, avait un caractère suffisamment trempé pour que personne ne la fasse chier. Mais elle avait aussi une adoration mystique pour votre père, qui explique qu'elle ait finalement accepté de vivre dans l'ombre.
Il doit manquer des choses (un chat, un chien, des cousins), ça vous reviendra peut-être.

(...)
--Ce texte fait référence à l'édition






Broché
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9782266243995
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