La folie d'Albert

Petit Pierre

PRESSES CITE

Neige de l'avent dure longtemps, dit le proverbe. Certes... Mais chez nous, passé le premier de l'an, quand la neige commence à tomber, c'est en général très fort et pour un bout de temps. Ce premier mardi de janvier 1958, Albert Carrot aurait dû s'en souvenir en attelant le Gris au tombereau pour aller débarder quelques pins abattus en bonne lune, l'avant-veille de Noël, sur le replat de la Virolette. Il aurait dû se douter, en passant le collier au cou du grand percheron, que ces quelques flocons qui tombaient sans conviction d'un ciel de granit poli, voletaient autour de lui, et fondaient dans le poil de l'animal encore chaud de l'écurie, annonçaient la tempête. Et si les flocons n'avaient pas suffi à l'alerter, le bruit mat, comme étouffé, qu'émirent les longues chaînes qu'il jeta au fond du tombereau aurait dû le faire. C'est sûr, Albert aurait mieux fait de rester chez lui, ce jour-là.
C'était ce que pensait Germaine en le regardant partir, de la fenêtre de la salle. Mais allez donc garder un Carrot à la maison! Surtout un Carrot de l'espèce rouquine! Car il y avait deux sortes d'hommes Carrot. Les plus nombreux, longilignes, cheveux clairs, visage allongé, promenaient au bout de bras interminables de longues mains fines dont ils usaient avec une adresse quasi surhumaine. Ce type de Carrot se reproduisait de génération en génération avec une belle constance, quelle que soit la génitrice. De toute évidence le gène Carrot était dominant. Dans tous les sens du terme. Mais même la génétique a ses failles et il arrivait que, dans une portée de Carrot de modèle standard, naquît un Carrot de type différent, toujours le même. Ces Carrot-là, plus petits, plus trapus, arboraient des cheveux d'un roux flamboyant, et le visage en casse-noix d'un Judas de Cène flamande. Carrot châtains et Carrot roux avaient en commun des yeux noisette tirant sur le vert, une intelligence au-dessus de la moyenne, et un caractère bien trempé. Tellement trempé, surtout chez les rouquins, que leur sensibilité confinait à l'irascibilité, leur ténacité à l'acharnement, leur obstination à l'entêtement.
Cet entêtement, Germaine le déplorait en regardant la silhouette brouillée par les flocons de son Carrot rouquin qui franchissait le portail de la cour, debout dans son tombereau, et disparaissait sur le chemin. Derrière lui, recroquevillés au fond de la caisse à l'abri des ridelles, les valets incarnaient le désaccord de Germaine. Mais pas plus qu'à elle Albert ne leur avait demandé d'avis. Seul Miro, hirsute de nature et le poil hérissé par le vent, gambadait en zigzag autour du cheval et faisait voler la neige fraîche en prenant soin de rester hors de portée des énormes sabots. A l'écurie, le Gris tolérait que le chien vînt dormir dans la paille sous sa mangeoire. Une fois dehors, il n'aurait pas hésité à le satelliser d'une ruade s'il en avait eu l'occasion.
Germaine savait la tempête proche. Et elle pensait qu'Albert le savait aussi mais ne voulait pas l'admettre. Ils avaient décidé, avec Claude, d'aller débarder ces troncs et, coûte que coûte, ces troncs seraient ce soir en bordure de route, prêts à être chargés sur le grumier de la scierie Avissenne.
C'est d'autant plus stupide, se disait-elle, qu'avec la neige qui s'annonce le camion n'est pas près de passer. Au moins, se rassurait-elle, Claude et les valets seront avec lui. S'ils se perdent dans la tourmente, il y en aura bien un sur le lot pour ramener les autres.

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EAN
9782258098442
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