Le retour des hirondelles

Mazeau Jacques

ARCHIPEL

Armand s'affala dans un fauteuil et soupira d'aise. Durant ces mois de collaboration avec Blanchard, sa situation s'était améliorée. Lors d'une récente vente à la bougie, il avait acquis pour une bouchée de pain une maison sur les quais de Loire, ce qui lui avait permis de quitter sa minable chambre.
Malgré son âge, il se sentait l'envie de soulever des montagnes. Il ne buvait plus, fumait raisonnablement et marchait régulièrement, comme le lui avait conseillé son médecin. Il soignait également sa mise. Il se faisait confectionner des costumes sur mesure à Nevers, achetait ses chaussures chez un bottier et arborait des galures et des écharpes hors de prix.
N'eût été sa haine envers tout et tout le monde, il aurait été le plus heureux des hommes. Mais il en voulait à la terre entière. Aux politiciens de Vichy, trop mollassons à son goût, aux Allemands qu'il trouvait trop tendres, à ceux qui avaient profité des largesses de la vie bien avant lui, aux femmes qui ne le regardaient plus et enfin aux communistes et à la racaille des résistants!
Il détestait aussi Blanchard pour son aisance intellectuelle, son élégance et ses succès féminins. Mais son exécration s'adressait d'abord à Emma et à ses deux youpins de chiards! Margot disparue, ce qui d'ailleurs avait provoqué chez lui une frustration intense, il avait reporté son ressentiment sur la jeune femme. Un jour ou l'autre, elle paierait le prix fort pour les humiliations qu'elle lui avait fait subir!
Malheureusement, Blanchard refusait de la dénoncer pour récupérer la maison de la Coulisse, ses dépendances et ses terrains. Chaque fois qu'Armand abordait la question, le notaire le rembarrait en affirmant qu'il s'en occuperait personnellement. Armand commençait à trouver son refus suspect. Au point qu'il le soupçonnait de vouloir la protéger...
Or, pour lui, plus question de tergiverser! Trop longtemps qu'il attendait! Puisque le notaire demeurait inerte, lui allait prendre les choses en main.
Marie s'approcha de la fenêtre. La pluie ne cessait de tomber depuis le matin. De lourds nuages gris couraient dans le ciel. Des bourrasques effeuillaient les arbres. Le jardin qu'elle avait tant soigné ces dernières semaines était détrempé. Au loin, une nappe de brume stagnait au-dessus des champs.
À l'entrée du chemin des Quatre-Vents, les sentinelles du poste de garde, engoncées dans leur capeline imperméable, s'étaient réfugiées dans la guérite.
Pour échapper à la sensation de tristesse qui l'envahissait, elle alla s'asseoir devant l'âtre où se consumait un amas de bûches. La chaleur et les flammes virevoltantes la rassérénèrent. Elle en avait besoin. Depuis des jours, l'angoisse ne la quittait plus!
Au travers de ce qu'elle lisait dans les journaux et de ce que lui confiait Mayer, elle sentait que la situation se tendait. La guerre prenait une autre dimension. Pas un jour ne passait sans qu'elle apprît qu'on déportait des juifs à l'Est. Elle avait cru au début qu'il s'agissait de déplacements de populations. Maintenant, elle savait. Klaus le lui avait avoué à mi-mot. Écoeurée, elle avait violemment réagi. Jamais elle ne pourrait accepter une telle horreur! Mayer n'avait pas pipé mot. Cela l'avait rassurée. Il doutait...
Au cours de l'une de leurs récentes conversations, il l'avait mise en garde au sujet d'Emma et de ses enfants. Leur arrestation n'était qu'une question de jours, voire moins. Dans ces circonstances, il ne restait qu'une alternative: soit organiser leur fuite vers la zone libre, soit conseiller à Emma de collaborer en échange de la protection de sa famille. Ce ne serait pas la première qui accepterait un tel marché!

19,95 €
En rupture de stock
EAN
9782809811353
Image non contractuelle