Les morues

Lecoq Titiou

LGF







Extrait



L'enterrement et les Morues

Depuis une dizaine de minutes, Ema gardait la tête obstinément levée vers la voûte. En suivant des yeux les courbes compliquées des arches gothiques de l'église, elle espérait éviter de pleurer. Mais d'une elle commençait à avoir sérieusement mal à la nuque et de deux il devenait évident qu'elle ne pourrait pas échapper aux larmes de circonstance. Bien qu'elle eût pris la ferme décision de vider son esprit de toute pensée ayant un quelconque lien avec elle, rien ne pouvait effacer cette assemblée vêtue de noir au milieu de laquelle flottaient des visages familiers aux traits tirés et blafards. Ça lui foutait une boule dans la gorge. De l'autre côté de l'allée, elle pouvait voir la famille et l'éternel - et très éphémère - fiancé, Tout-Mou Ier. Le pauvre garçon était complètement effondré. Son visage, qui déjà habituellement présentait la virilité d'une pâte de guimauve, avait littéralement fondu. Même Antoine, assis à côté d'Ema, était pâle comme un linceul. Ses mains, posées sur ses cuisses, restaient aussi inertes que le reste de son corps. Il semblait tendu vers un point fixe, peut-être l'immense crucifix doré qui les dominait. Elle ne voulait pas avoir l'air d'espionner la tristesse des autres ni soupeser les oripeaux de leur malheur mais elle ne pouvait pas s'empêcher d'épier l'attitude de chacun. En attendant la cérémonie, un entremêlement de vagues chuchotis résonnait dans l'église. Si le simple spectacle du chagrin des autres suffisait à la bouleverser, elle n'osait imaginer comment elle allait réussir à affronter l'enterrement proprement dit. En fait, Ema avait deux trouilles bien précises. Option numéro un : être prise d'un fou rire, un ricanement démentiel à gorge déployée, a les yeux exorbités, les veines du cou gonflées et les E g bras agités de mouvements incontrôlés, le genre de comportement qui vous fait partir direct pour l'asile. Option numéro deux : plus simple, s'effondrer, se jeter à terre au moment de la crémation. Dans les deux cas, elle passerait pour une hystérique et serait sans nul doute soupçonnée de trafic de drogues, qui plus est dans un lieu de culte - ce qui constituait sûrement une circonstance aggravante. Heureusement, pour le moment, le cercueil était invisible. Déjà, pour préserver sa santé mentale, elle avait fermement refusé d'assister à la mise en bière. «Mais les thanatopracteurs ont fait un formidable travail de reconstruction du visage, tu sais.» Par déduction, sans doute la présence du «mais», elle supputait que cette phrase avait été formulée pour la rassurer. Sur un être à peu près normal comme Ema, elle avait eu pour seul effet de la pétrifier d'effroi et de lui faire rajouter une centaine de mètres de distance entre le salon funéraire et elle. Reconstruction du visage... Ema ne voulait voir ce visage ni mort, ni reconstruit.
--Ce texte fait référence à l'édition






Broché
.



10,50 €
Disponible sur commande
EAN
9782253166801
Image non contractuelle