Je sais que tu m'attends

Laporte Gilles

GENESE BE







Extrait

PREMIER JOUR - AUBE Un plomb épais coule sur Dinard. Au loin les remparts de Saint-Malo se dissolvent dans une brume échevelée par de furieux coups de vent. Il n'en finit pas de vaser sur le sentier du Clair de Lune. Ma voiture rangée un peu plus haut, dans l'avenue de la Gare, j'ai marché vers la mer par la rue Émile Bara. Envie d'aller crapahuter dans les rochers, de prendre en plein visage des paquets d'embruns, d'en mâcher l'écume, d'en goûter les gifles salées, puis de rester là, immobile, dans les effusions de ciel, de terre et de mer. Je viens de m'asseoir sur un banc face à la silhouette hérissée de Saint-Servan à la dérive sur les errements argentés de la Rance. J'aime, comme aucun autre, ce lieu d'infini et de limites sans cesse réinventées par les nuages, le sable et l'eau. Seul ! Pas un chat ! Pas un touriste ! La Manche a pris du recul. L'air embaume l'iode, les varechs, la vase, reflète l'indécente transparence du large. Sous la muraille, la piscine du Prieuré étale sa vasque luisante, d'un vert inquiétant, plombée elle aussi, posée sur des sables veinés d'acier. L'eau m'a toujours attiré. Curieux pour un homme aux racines terriennes, né à des centaines de lieues du premier rivage salé ! D'où me vient cette passion ? Lorraine province maritime ? Nancy port de pêche ? On le saurait ! Toujours, quand je me pose sur ce banc, sur la hauteur où naît la baie du Prieuré, une envie forte me prend de me jeter du haut de la terrasse, de plonger dans l'abîme. Une vieille survivance de mémoire, pulsion résurgente d'un humanoïde amphibien, ou souvenir d'un temps sans durée dans le ventre de la mère. Qui sait ? La tentation est forte de m'approcher, d'aller scruter la profondeur du bassin couvert de varechs, abandonné par la mer au milieu des sables. J'aime perdre mon regard dans les mystérieuses épaisseurs des eaux. J'y aperçois souvent des formes oblongues qui semblent glisser entre des voiles d'émeraude et d'argent, d'étranges mouvements sous-marins semblables à ceux qui naviguent entre deux consciences, parfois, au fond de mon être. Peut-être est-ce pour cela que j'aime les épier le matin, juste avant de prendre la route de Saint-Brieuc. J'ai hasardé quelques pas vers le nez de béton qui surplombe la piscine. Une intense goulée d'air marin me tourne la tête. J'ai beau m'y être habitué, les respirations de la mer me font toujours louvoyer comme si j'avais abusé du chouchen. Bateau sans quille. Le vide est là, à mes pieds, verdâtre, habité d'ombres. J'ouvre les bras, les referme, contiens une furieuse envie de hurler, retourne m'asseoir sur le banc. Irai-je là-bas, aujourd'hui, dans mon bureau de la banque où m'attendent ordinateur et clients ? Ou bien retournerai-je chez moi, dans les bras de ma belle endormie ? Ou bien encore prendrai-je le large, comme ce point blanc flottant dans les brumes d'horizon, en partance vers l'infini ? Quelque part une corne hurle son départ vers la pleine mer ou son entrée dans un port. Laura dort encore. Je frissonne. Fraîcheur de fin d'hiver, ou de début de printemps trop pressé d'arriver. Regard pointé sur la pyramide du Grand Bé brossée à grands coups de grisaille médiévale derrière les rideaux de brume, je murmure «Chateaubriand...» rien que pour lui, pour le vent peut-être aussi qui se déchaîne dans les plumeaux dérisoires des palmiers alignés dans la butte du Clair de Lune.



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EAN
9782930585215
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