L'audience

Jeancourt Galignani Oriane

ALBIN MICHEL







Extrait



Prologue

Ils sont douze à être convoqués ce matin. Douze à avoir reçu le papier moutarde qui les a désignés au nom du peuple. Ils n'ont ni le choix ni la liberté de ne pas s'y rendre. C'est inscrit dans la Constitution et aucun d'entre eux n'a jamais froissé une loi. Cinq hommes, sept femmes quittent à l'heure bleue la veille d'une maison et rejoignent le centre-ville de K. La lumière monte le long du portique du tribunal, joue encore entre ses frêles jambes de grès, quand la porte se referme sur ces juges éphémères.

Une heure plus tard, leurs têtes apparaissent dans l'encadrement d'un téléviseur. Elles s'alignent sous les plafonds bas d'une salle en bois, régulières comme les boîtes de corned-beef sur le tapis roulant d'une usine. Samuel les compte une à une, à neuf, il hésite, des chiffres s'amoncellent dans sa mémoire, uniformes et vacillants. Il dévie, revient à la télé. Le reportage passe pour la troisième fois sur la chaîne d'information régionale. Il en récite muettement le commentaire : «Le procès de Deborah Aunus, la professeure de K., s'ouvre aujourd'hui après avoir ému tout le comté...» Zoom sur un banc à l'avant de la salle, on ausculte une femme serrée dans une chemise glaire et un carré blond. Sa mère. Qu'est-ce qu'elle fait là, dans la télé, entourée de ces inconnus ? Sam la déteste un peu de ne pas lui faire signe de l'autre côté du bocal, de ne pas aplatir le nez contre l'écran pour le faire rire. Ou de tracer un dessin sur la vitre, comme le bout de l'index sur le miroir de la salle de bains fait apparaître un bonhomme rigolard, un de ces pantins dont elle a le secret, la tête de travers et les pieds en croix. Là, dans son aquarium, elle ne bouge pas, ne le regarde pas. La lueur de la caméra n'atténue pas la marque mauve sous son oeil, gnon de fatigue qu'elle affiche depuis des semaines. C'est une journée spéciale, lui a dit la voisine qui le garde avec ses deux soeurs à la maison. C'est chouette les jours spéciaux, ceux où on ne va pas à l'école, où on traîne pour s'habiller, mange des gâteaux au lit. Seulement, ce matin, on dirait un spécial spécialement spécial. Un spécial de tornade ou de nuit sans lune. Il effrite son cookie sur les draps de cette chambre abandonnée ce matin par ses parents pétrifiés de trouille. Comme un reste de peur ramassé entre les draps, le malaise de Samuel cogne dans son estomac et remonte dans sa gorge. «Les faits remontent au printemps 2011...» La lèvre supérieure de sa mère tremble un peu sous l'oeil de la caméra. Samuel tousse, fort. Personne ne réagit dans la maison de briques. Ses soeurs dorment en dessous, il était parmi elles, a quitté la chambre pour monter ici allumer la télé. Rebecca a cogné le front contre les barreaux de son lit quand il est sorti, sans doute fait-elle semblant de dormir. Il tousse une nouvelle fois, sent la vulve du poumon flotter légèrement dans la cage thoracique, comme ce poulpe géant aux ventouses translucides qui arpente l'océan Pacifique. «Sur la côte Ouest, tout est possible», lui a répondu sa mère lorsqu'il lui a demandé si une telle boule de graisse jaunâtre de plusieurs tonnes et pourvue de deux yeux morts n'avait pas été inventée pour terrifier les enfants. Sûr que ce qu'il héberge en lui est la bête californienne venue ramoner son corps. Elle a dû emprunter un tunnel sous la terre, un tube supersonique qui l'a propulsée ici, à K., dans sa poitrine. Il tousse, le haut du poumon brûle, son poulpe se rebelle. Il attrape l'inhalateur coincé contre sa hanche par l'élastique du pyjama, aspire le corticoïde. Pas trop vite, lui dit toujours sa mère. Il happe la trompe, hoquet de toux, sursaut de son diaphragme, ses épaules tremblent, le poulpe se débat. Il inhale, l'anti-inflammatoire descend dans la trachée, se fraie un passage parmi les alvéoles, poudre de perlimpinpin sur les bronches à vif.
(...)



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EAN
9782226258304
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