Un héros

Herzog Félicité - Eliacheff Caroline

LGF

Toute ma vie, j'ai été dépossédée de mon père par les femmes. Le processus commença par les filles au pair, un lent manège d'Anglaises et d'Autrichiennes, qui apparaissaient puis disparaissaient sans explications. Lorsqu'il était à la maison, événement formidable, il passait le plus clair de son temps à étudier leur ballet avec une attention soutenue puis à répondre à leurs doléances jusqu'à la saison des soupirs, puis à celle des pleurs dont j'aurais pu calculer les cycles avec autant de précision que pour le calendrier lunaire. La hiérarchie de ses désirs nous était parfaitement connue. C'était peut-être inévitable de la part d'un père aventurier qui ne connaissait aucune frontière, mû par une volonté de transgression permanente. Il fallait s'y résoudre.
On m'envoya très jeune en Allemagne, en Angleterre et aux États-Unis pour y parfaire ma maîtrise des langues étrangères. Mon père était le seul à disposer d'un puissant réseau de relations susceptibles de m'y accueillir. Le scénario était toujours le même. Une femme à la féminité exacerbée, une adepte du Big Hair, le visage imperceptiblement marqué par le passage du temps et les yeux voilés par un je-ne-sais-quoi nostalgique, m'attendait à l'aéroport ou sur le quai de la gare. Elle parlait en général un français élégant mais désuet avec un accent délicieux, fruité ou légèrement caverneux, qui excluait toute tentative de perfectionnement linguistique. Dans sa chambre, quelques rayonnages abritaient de vieux livres parfumés, de Zola à Sartre, en passant par Yourcenar, héritage de ses études de français à la Sorbonne ou de ses travaux d'interprétariat à Paris, dont la découverte achevait de rendre le séjour inutile, au moins dans sa vocation première. Enfin, le troisième jour, alors qu'elle assistait à mon repas et que je me régalais de ses Kaiserschmarrn ou de ses mince pies, quelque chose dans l'air qui ressemblait à un ciel au bord de l'orage interrompait ce festin. Levant la tête, les doigts pleins de marmelade, je voyais ses grands yeux soulignés de khôl, battus par d'interminables cils gainés de mascara - un ultime message à l'adresse de celui qui avait tant aimé ses «yeux de biche» - se remplir de larmes. Après une vaine tentative de dissimulation qui était tout à son honneur, elle me prenait la main que j'avais juste eu le temps de nettoyer et finissait par livrer une confidence rendue inintelligible par les pleurs, déformée par les intonations écossaises ou par l'accent de la Forêt noire, s'effondrant brusquement: «Et quand je pense que tu pourrais être ma fille!»

9,60 €
En rupture de stock
EAN
9782253174806
Image non contractuelle