La modestie du monde

Hérin-Travers Huguette

ROUERGUE

Nos tilleuls au bord du gouffre
(avril 2003 - décembre 2005)

À l'ultime tremblement de la cloche, elle sait déjà qu'il est six heures sans avoir vraiment entendu le départ du carillon de l'église; il y a bien longtemps qu'Yvonne ne ferme plus les volets de sa chambre, la couleur du ciel lui suffit pour confirmer sa première intuition. Elle entend moins bien qu'avant, c'est sûr, mais elle ne peut pas se plaindre; la nuit, par exemple, lorsqu'elle parvient à saisir - comme au vol - les sons lointains et familiers qu'elle nomme la semence des heures, elle se sent chez elle et encore un peu reliée au village. Il n'existe pas de nuit dans l'emprise totale du noir et du silence absolus; parce qu'il suffit d'un cri de fouine, de la lancée d'une bourrasque dans les trois pins du Clos des Paillis pour entamer l'épaisseur des ténèbres; dans un halo s'inscrit un vague chemin suspendu et Yvonne peut aller à la rencontre d'un court sommeil. Tout ne va donc pas si mal; mais elle s'insurge de cette tendance, à céder à la somnolence au petit matin. Elle voit cela comme un affaiblissement de volonté qui ne lui convient pas du tout. Elle doit se dépêcher.
Les pensées d'Yvonne ne relèvent d'aucune tristesse particulière; son entrée dans la grande vieillesse est celle du lot commun. Elle reste attentive au mouvement du monde et, par exemple, ici même, depuis le début du mois, quelque chose fait plus que l'émouvoir: les travaux de l'autoroute interrompus depuis plusieurs années vont cette fois être réamorcés. Un événement qui a suscité et suscite encore bien des débats, sauf que tout s'est encore décidé sans les premiers intéressés. En tout cas, c'est le point de vue d'Yvonne. Elle ne discute pas le fait d'aller dans la journée de Calais à Bayonne, et en moins d'une heure du Mans à Tours, ni que la circulation sur la nationale et la traversée des villages soient moins dangereuses. Non, bien sûr, mais elle s'emporte à propos de l'incurie des autorités qui a permis que le chantier soit abandonné pendant au moins cinq ans, et du gâchis que cela a entraîné, forcément; toute cette affaire à cause d'un insecte, une sorte de coléoptère appelé pique-prune. Il ne faut - normalement -pas tant d'années et tant de procès pour régler la circulation et le sauvetage de ces bestioles. Pique-prune ou non, les arbres finissent bien par pourrir et tomber.
Pendant des années, donc, Yvonne s'est demandé si les travaux reprendraient véritablement. Enfin, les entrepreneurs ont accepté de déplacer, sous haute protection, des troncs pourrissants de châtaigniers avec leurs larves. Un drôle de chantier. Il faudra s'y faire. L'autoroute va continuer à bouleverser le paysage et les mentalités, c'est certain. Pour Yvonne, elle va surtout mettre un terme à l'intégrité même de sa ferme. La maison de la Broussaie, les murs, la cour, les hangars ne seront certes pas dévastés, écrasés par les bulldozers. N'empêche, la ferme coupée du principal de ses terres est fichue. Fichue.

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EAN
9782812605208
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