Adieu mon tortionnaire

Hamdani Salah Al

TEMPS CERISES







Extrait

UN MATIN AU GOÛT DE LOUKOUM Ce matin, j'ai été réveillé très tôt par des voix de jeunes qui chahutaient dans la rue. J'ai tiré les rideaux et ouvert la fenêtre. Les cris et les insultes fusaient. Un gamin courait et remontait la rue en direction de la station-service sans cesser de jeter des coups d'oeil en arrière. Ceux qui se tenaient devant chez moi et qui l'ont vu passer se sont mis à le courser en l'injuriant. En un clin d'oeil, leur haine et leur rage les ont fait disparaître au coin de ma rue. Embarrassé, j'ai simplement fermé la fenêtre. Moi, l'homme d'expérience qui ai mesuré la profondeur de la perte et connais le prix à payer dans cette vie, j'imaginais sans peine l'issue de cette poursuite. Le soir, encore troublé, j'ai regagné mon logement au quatrième étage. Alors que j'étais assis sur le bord du lit, les souvenirs m'ont rattrapé, me projetant quarante ans en arrière au coeur d'une aube pluvieuse dans le vieux quartier Al-Fadel de Bagdad. Il me semblait que je me remémorais pour la première fois mes courses effrénées. À cette époque, je courais sans but, à bout de souffle. Courir, seulement courir. La rue, interminable, et moi au milieu, poursuivi par mon père, mon oncle, et tous les jeunes du quartier. Tous me suivaient en criant : «Attrapez-le, il est là-bas, coupez-lui le chemin ! Par là, par là, prenez le trottoir !» On était vendredi et chez nous, c'est un jour de repos. Le matin semait sa douceur sur les façades des maisons. Aucun véhicule n'encombrait la rue ; les boutiques étaient fermées, les trottoirs, presque déserts. Seules quelques femmes bavardaient près des piliers sous les arcades, vêtues de leur traditionnel abayeh noir. À mon passage, comme à un champion tout près de la ligne d'arrivée, elles s'écrièrent en riant : «Cours, mon joli, cours, tu es un lion, comme ton père !» Je n'avais pas besoin de ces encouragements mais je ne savais quelle direction choisir pour semer mes poursuivants acharnés. J'avais peut-être neuf ou dix ans, je ne sais plus exactement mais je courais pieds nus vêtu d'une dejdachée rayée de bleu dont je serrais l'ourlet entre mes dents afin de ne pas trébucher. Lorsque j'ai tourné la tête, j'ai vu, à mon grand désespoir, que ceux qui me poursuivaient, les jeunes et les adultes, avaient eu la même idée. Chacun d'eux avait la dejdachée relevée. J'ai compris alors que je serais le perdant. La planète tout entière me courait après, le bas de la dejdachée entre les dents ! On fondait sur moi de partout. Quand ils m'ont rattrapé, ils ne m'ont pas frappé. J'ai seulement été immobilisé. Ils pensaient ainsi calmer mon ardeur. Mais leurs voix fortes et l'odeur de leur sueur m'effrayaient. Leurs sourires béats, leurs moustaches de mâles et leurs mots stupides ne m'inspiraient pas confiance. Ils me trimbalèrent sur leurs épaules, tel un agneau enlevé à son troupeau et m'offrirent aux hôtes en sacrifice comme le font les gens de là-bas.



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EAN
9782841099085
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