Ca me file le bourdon

Giraud Hervé

THIERRY MAGNIER

Ça s'est passé il y a tout juste un an. La lumière était vive et piquante comme aujourd'hui. C'est le genre de journée où si on n'a pas de lunettes de soleil, on reste les yeux mi-clos et ça nous fait des têtes de Chinois.

Il y a un an, la matinée était ensoleillée et guillerette. Depuis la fenêtre de la cuisine et à l'aide d'une grande paire de ciseaux, je capturais des faux bourdons qui butinaient un massif de lavande juste en dessous. Penché le plus possible sur le rebord; en équilibre sur le ventre avec les pieds décollés du sol, je pinçais les insectes entre le thorax et l'abdomen, sans refermer les ciseaux pour ne pas les couper en deux, seulement les pincer et percevoir les vibrations du vrombissement de leurs ailes au bout de mes doigts. Ensuite je les ramenais à moi sans les laisser échapper.
Je venais d'extraire un beau spécimen et le tenais au bout de ma pince; il était bien dodu et plein d'énervement quand mon père est apparu dans la cuisine. J'ai posé vite fait les ciseaux sur l'appui de fenêtre et j'ai pris l'air de celui qui mate dehors entre deux révisions de maths. Précaution inutile, mon père a posé sa veste de costume en vrac sur un dossier de chaise, il a desserré sa cravate, tire-bouchonné ses manches et s'est mis à farfouiller sous le placard de l'évier pour en sortir une bouteille de rhum agricole. Ensuite, il s'est servi un verre et l'a bu. Et puis il s'en est servi un second et l'a bu aussi. Il était dix heures trente. J'ai regardé mon père de nouveau. Il faisait comme si je n'existais pas. Sitôt rassasié, il est sorti de la pièce pour y revenir aussitôt, attraper sa veste par une manche, prendre ses clés de voiture et partir très vite dans les rues après avoir claqué une dizaine de portes et de portières. Il ne restait plus qu'un courant d'air mélangé à l'odeur du rhum et la bouteille posée vide sur la table de la cuisine.

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EAN
9782364741348
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