Avoir un corps

Giraud Brigitte

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Extrait



Des plaques rouges se répandent, qui brûlent, enflamment la peau, rampent jusque sur mes joues. Je suis un homard trempé dans l'eau bouillante, qui hurle en dedans, incapable de mouvoir ses membres. Je ne respire qu'au prix d'un effort terrible, je cherche l'air qui viendra adoucir le feu dans ma gorge. J'entends le mot scarlatine. J'entends ma mère qui va et vient, je perçois quand elle s'assied au bord du lit et pose un gant de toilette mouillé sur mon front. La fièvre est au point le plus haut, par moments c'est tout noir. Mon père commente la progression de l'infection et ne cache pas son inquiétude. Il bouge en contre-plongée au-dessus de mon lit et ne jure que par la pénicilline.

Quand l'infirmière arrive, mes parents me transportent sur le canapé du salon. Sans doute ne veulent-ils pas qu'elle entre dans la chambre où mon lit jouxte le lit conjugal. La cloison entre les deux pièces coulisse, et c'est comme un bruit de tonnerre qui accompagne ce passage de l'obscurité à la lumière. Je m'allonge à plat ventre, je contracte mes fesses qu'on vient de dénuder, je suis prête à serrer les dents parce qu'il est entendu que je suis une enfant courageuse. C'est un pacte tacite, c'est instinctif. L'orgueil déjà me porte. Je dois être la complice de mes parents quoi qu'il m'en coûte. Nous trois ligués dans la maison de la dignité. Quand le coton glacé appuie sur la peau, je me prépare à recevoir la douleur qui m'intronisera. Mais ça fait vraiment mal, est-ce que les adultes se rendent bien compte ? Je sens le produit qui entre, épais, puis se diffuse. Je dois en passer par là pour qu'on m'aime, devenir une héroïne. Je franchis toutes les étapes pour accéder à la plus haute marche du podium, et ma récompense est une sucette à la menthe que l'infirmière me tend chaque jour. Il me faut subir au total treize injections, sept d'un côté et six de l'autre. C'est l'avantage d'avoir deux fesses. Pourtant, ce n'est pas la douleur dans la chair qui m'est le plus pénible, mais la honte d'être dévêtue, la chemise de nuit relevée devant mes parents et les fesses nues.

Au commencement je ne sais pas que j'ai un corps. Que mon corps et moi on ne se quittera jamais. Je ne sais pas que je suis une fille et je ne vois pas le rapport entre les deux.

Au commencement, je fais ce qu'on me dit, je monte mes chaussettes jusqu'en haut, je ne caresse pas les animaux que je ne connais pas, je ne prends pas les bonbons des messieurs dans la rue. Je ne me rends compte de rien. Je trace des dessins avec la buée sur la vitre. Je malaxe de la pâte à modeler, je fais des bonshommes et des serpents, des quantités de serpents que je roule entre mes mains. Je ne pense pas. Je mange, je joue, je dors.



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EAN
9782234074804
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