Et n'attendre personne

Genetet Eric

H D ORMESSON

Un samedi du mois de juin, Isabella était seule à la terrasse du Café de l'Opéra. Attablée devant un Coca, elle écrivait une lettre d'amour, ou de rupture - je le souhaitais. J'étais très attiré par ce que laissait deviner sa robe légère. Ses seins bougeaient au rythme des à-coups de son stylo à bille. Comme dans une publicité pour un shampoing extra-doux, elle écartait de son visage ses longs cheveux noirs, qui inlassablement revenaient à leur place initiale, disciplinés dans l'indiscipline. Elle avait l'élégance d'une femme mûre, malgré son jeune âge.
J'avais une vingtaine d'années, des cheveux hirsutes pour faire plus grand, des mousses de Walkman sur les oreilles pour être à la hauteur et un Reflex autour du cou pour découvrir New York pendant les vacances d'été, avec l'ambition de faire des chefs-d'oeuvre. Pour me donner une contenance, je gardais le regard plongé dans les Fragments d'un discours amoureux de Roland Barthes, un livre parmi d'autres que Mlle Françoise, le patron de mon café préféré, conseillait à ses clients et qu'il stockait dans une petite bibliothèque derrière la caisse enregistreuse. Il m'avait dit: «Lis ça, tu feras un bout de chemin.» Je le feuilletais: «DÉMONS. Il semble parfois au sujet amoureux qu'il est possédé par un démon de langage qui le pousse à se blesser lui-même et à s'expulser, selon un mot de Goethe, du paradis que, dans d'autres moments, la relation amoureuse constitue pour lui.» Mais Barthes et Goethe ne m'intéressaient pas plus que ça et beaucoup moins qu'Isabella, qui ne prêtait attention ni à moi ni à personne.
Inspiré par la lumière du soleil couchant, je braquai mon objectif sur la jeune femme. Elle fit mine d'être importunée, leva ses yeux verts au ciel, mais ne put retenir un sourire.
- Je suis désolé, cet appareil se déclenche tout seul, comme une envie de...
- Une envie de parler à une inconnue?
Incapable de répondre, je terminai mon Perrier menthe d'un seul coup. Des gouttes de sueur perlaient sur mon front et je souris, un peu crispé. Je m'encourageai: «Allez Alberto, allez, bouge ton cul. Allez merde, balance quelque chose de pas trop con...» Trop tard. Je fus saisi d'un vertige et tombai dans les pommes.
Mlle Françoise me retourna de grosses gifles et insista pour que j'avale un verre de schnaps, l'excitant local qui réveille les morts et le commun des mortels. Le liquide me brûla la gorge au quatrième degré. Je toussai. Le patron me tapa dans le dos comme si j'avais un morceau de tarte flambée coincé dans le tube digestif. Je basculai en avant, ma tête heurta le bord de la table. De tout mon poids, je m'écroulai sur le sol. Mlle Françoise m'attrapa par les épaules, me hissa sur ma chaise, puis paniqua à la vue du sang qui coulait sur mon visage. Isabella me proposa un verre d'eau. Je ne répondis pas, gémissant astucieusement. Plus les secondes passaient, plus cette belle inconnue s'habituerait à moi. Elle ne pourrait bientôt plus partir en me laissant dans cet état. Elle répéta plusieurs fois: «Ça va, vous êtes sûr?» Je fis: «Ah, ah, ah...» en imaginant qu'un nouvel évanouissement serait un acte audacieux, mais judicieux. Immédiatement elle m'embrasserait, pendant vingt-quatre images seconde.
- Il faut appeler une ambulance, lança-t-elle.

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EAN
9782350872100
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