La vraie vie est ailleurs

Forton Jean

LE DILETTANTE

C'est à la piscine municipale que je suis devenu l'ami de Juredieu, un après-midi de novembre. Sous la haute verrière, amplifiés par l'écho, les plus légers cris devenaient hurlements, les moindres chocs, explosions. Ahuri par tant de vacarme, je m'étais réfugié au sommet du grand plongeoir. Jambes dans le vide, mains agrippées au rebord de ciment, depuis près d'un quart d'heure j'étais assis là, l'esprit occupé à tisser d'aimables niaiseries: cette piscine n'était point la piscine municipale, mais le bassin olympique. La finale du cent mètres se préparait. On me donnait favori. J'allais gagner. Je venais d'avoir dix-huit ans, j'étais grand, athlétique, large d'épaules et de crinière sombre, et de tous côtés me cernaient les caméras de la télévision. En son for intérieur le gamin de quinze ans que j'étais alors se pourléchait de ces préparatifs. Un instant je fermai les yeux, et les copains hurleurs, tout autour, devinrent l'immense foule s'apprêtant à acclamer mon exploit. Cependant j'avais beau savoir ma victoire inéluctable, j'ignorais encore de quelle façon j'allais l'obtenir. J'hésitais, et cette hésitation était en soi-même délicieuse. Ridiculiser mes adversaires, les dominer sans appel! Voilà qui me tentait. J'en avais une petite fièvre, un pinçon au coeur. Décidément le jeu prenait tournure, un jeu bien agréable. Écraser mes rivaux: être le seul, l'unique, l'énorme étoile concentrant sur elle ces millions de regards épars de par le monde.J'aurais goûté sans mélange ce fabuleux dénouement si quelque scrupule ne m'avait pris. Une victoire trop facile laisse toujours un doute, un malaise, on parle de phénomène, et les phénomènes étonnent plus qu'ils ne touchent, il leur manquera toujours cette fragilité émouvante qui, dominée, emporte le coeur des foules. Et j'avais besoin d'être aimé. Je souhaitais d'être admiré, mais je voulais plus encore être aimé.Je rouvris les yeux. Cinq mètres plus bas, sous l'éclat des projecteurs, l'eau couleur de turquoise berçait les mouvantes lignes parallèles qui délimitaient les couloirs de nage. Un léger vertige m'envahit. Et brusquement je me décidai: c'était dans la douleur que j'allais vaincre, à l'arraché. Jusqu'au dernier instant le coeur de ceux qui espéraient en moi battrait d'angoisse, jusqu'à cet ultime sursaut qui m'assurerait le triomphe. En moi-même je souris. Divaguer, voilà qui était fameusement bon, se conter des histoires... Cela aidait à vivre. Cela seul aidait à vivre. Certes j'aurais pu, au lieu de demeurer à l'écart, m'amuser avec les copains. Mais en vérité je redoutais un peu les autres. Les autres, ce ramassis de braillards qui ne pensaient qu'à vous faire des farces méchantes. Et puis j'étais assez méprisant en ce temps, un peu vaniteux. Les garçons de mon âge réapparaissaient stupides, leurs conversations m'ennuyaient. Tous, me semblait-il, n'avaient d'autre ambition que de se refléter les uns les autres, inlassablement. (...)

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EAN
9782842637385
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