DES NUAGES ET DES TOURS

Fabre Dominique

OLIVIER

Paris n'est jamais très désert, à sept heures moins le quart du matin. Les gens, sur le chemin du métro, jetaient un oeil sur les vitrines couvertes de contreplaqué. Il y avait eu de la casse. Un salon de coiffure avait morflé, deux magasins de fringues et des arrêts de bus. Les enfants se réveillaient pour aller au collège, avec leurs sacs à dos trop lourds. J'ai vu une belle femme se baisser pour prendre un gratuit, juste en haut des marches qu'elle allait descendre. En une: le nouveau Président se reposait sur le bateau d'un milliardaire. J'avais plus d'une heure d'avance pour prendre le travail. En face, la caserne dormait. De la salle de classe, tout à l'heure, quand il ferait tout à fait jour, je verrais le salut au drapeau pendant mon interrogation de verbes irréguliers. La cérémonie serait un peu raccourcie, s'il pleut. Il y aurait des civils et des militaires, et le drapeau français, et un platane peut-être centenaire.
Au carrefour de Reuilly j'ai fait demi-tour, j'ai jeté le gratuit sur un tas de feuilles vertes, arrachées par le vent. Des sans-abri avaient dressé deux tentes nouvelles le long du mur de la caserne, au pays des futurs tous-propriétaires. Vers la Nation, le boulevard bruissait, de plus en plus de gens sortaient de leurs immeubles. Le monde les attendait, et les heures supplémentaires. Le magasin de vêtements vraiment pas chers s'en était pris plein la vitrine, je venais de le remarquer. Les Africains du foyer de la rue Claude-Tillier étaient déjà assis devant un café-verre d'eau, tournant résolument le dos à la télé écran géant qui montrait des matchs de foot, des matchs de basket, des matchs de rugby, des autres matchs. Les nageuses avaient toutes, pour ce que j'en voyais, un petit tatouage quelque part (hippocampe, papillon). Les Africains de la rue Claude-Tillier me rassurent, quand je vais travailler, avec leur air de n'en avoir jamais rien à faire. Leurs feuilles hippiques, bien que récentes, étaient déjà toutes chiffonnées. Dans deux-trois heures, on aurait une bouillie de yachts et une purée de milliardaires en haut des marches de la station de métro, car il s'était mis à bruiner. J'ai commandé un café. En attendant, tatouage sur l'épaule gauche ou en haut de la fesse droite: jeunesse, ah là là.
Trois lascars à côté de moi échangent leurs réflexions sur la croisière du Président. Il a pas coûté un euro au contribuable! Il les a bien niques, pas vrai? Oui, il les a super bien niques. Pourtant, une mise au point restait à faire, le troisième s'en est chargé. Il a quand même coûté, il avait des gardes du corps! Ben ouais, ont opiné les deux autres. Mais le premier, ayant mûri sa réflexion, a dit à ses potes, et même au garçon de café, aux clients et aux Africains qui s'en moquaient, mais attention, c'est lui le Président quand même, faut voir à bien le protéger! Sobrement, les deux lascars sont tombés d'accord avec lui. Puis, rien d'important ne s'est passé jusqu'à huit heures moins cinq. Les lascars s'en étaient allés avec des valises, une grosse caisse à outils, une machine à couper le placo. Il pleuvait doucement, je voyais passer des mômes de mes classes, et ceux que j'avais décidé de massacrer avec mon interrogation de verbes irréguliers. Ils papotaient, ils rigolaient, ils ne devaient pas s'y attendre! La pile de journaux gratuits était bientôt digérée en haut des marches, j'avais vaguement envie de dormir. Pas bon tout ça. Je me suis mis en chemin.

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EAN
9782823601541
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