Le chemin des dieux

Depotte Jean-Philippe

DENOEL







Extrait



Nihon, le Japon

II faut deux caractères pour former
le nom du Japon.
On les traduit habituellement par
«le Soleil levant».
Mais ils signifient aussi
«les Racines du jour».

Achille s'était figé en haut de l'escalator et les yeux d'Uzumé ne regardaient que lui. Des yeux magnifiques. Il ne se souvenait pas qu'ils fussent aussi beaux. Des yeux bridés : les yeux d'Uzumé l'étaient merveilleusement. Achille s'attardait sur l'attache verticale à la racine de son nez, l'ovale d'une paupière rabattue, comme un voile étiré jusqu'à rompre, sur ses yeux noirs. Des yeux bridés. Quel esprit étriqué, quel colonialiste étroit avait inventé ce mot difforme, pour une telle grâce, pour un tel raffinement ? On raconte que certaines Japonaises dépensent leur argent à se faire ouvrir les yeux, à grands coups de scalpel, et qu'elles se rêvent en stars américaines ou en personnages de manga. Uzumé, il en était persuadé, aurait préféré à l'inverse qu'on lui refermât les yeux, encore davantage.
Sur la photographie, Uzumé portait un kimono vert pâle, piqué de motifs de lentilles d'eau que le hasard du vent agrégeait à la surface d'un étang. Le cadre de l'image coupait son buste à la taille, sous la ceinture traditionnelle tenue par une cordelette. Vingt kilos de tissu sans aucune agrafe ni aucun bouton, des heures à faire et à défaire, la perfection d'un pli, la ligne de la nuque, l'attention permanente. Jamais Achille n'avait connu d'autre vêtement à la silhouette d'Uzumé.

Un homme pressé le bouscula sur le chemin de l'escalator. Achille n'avait pas conscience de l'encombrement qu'il causait à l'entrée de la grande salle des bagages. Mais les autres passagers le contournaient sans protester. Alors, encore, il resta immobile. Seul à seul avec Uzumé.
Il descendait à peine de l'avion. Et il avait traversé le monde parce qu'Uzumé avait disparu. Kidnappée. C'est dire s'il ne s'attendait pas à la retrouver ainsi, en dix mètres sur six, sur le mur de l'aéroport. Ou alors, ce n'était pas elle. Après toutes ces années, elle avait peut-être changé.
Il se laissa plonger à nouveau dans ses yeux démesurés.
La sévérité, dans le regard d'Uzumé, conférait à son sourire une nuance délicieuse. Mieux : sa paupière gauche, retombant légèrement, teintait cette austérité complice d'une fantaisie asymétrique. À mesure qu'Achille la contemplait, les détails lui revenaient comme une évidence qu'il se reprochait d'avoir oubliée. L'imperfection de son oeil sévère, sur l'image géante, en dix mètres sur six, constituait ce détail qu'elle n'adressait qu'à lui. Ce sont ces défauts minuscules, pensa-t-il, qui font la beauté.

L'affiche était une publicité pour une bouteille de thé en plastique qui semblait flotter, sur la photographie, à côté du visage d'Uzumé. Ce genre de thé amer qui rafraîchit de la moiteur de l'été. À l'époque où il vivait ici, Achille en avait bu des litres avant de s'habituer. Parce qu'on n'est pas vraiment japonais tant qu'on n'apprécie pas le thé.

Une petite fille le sortit de son immobilité. Une petite en robe plissée, plantée devant lui, avec un lapin en peluche. Elle le dévisageait comme il dévisageait lui-même Uzumé. Interdite, la bouche bée. La mère de l'enfant la tira par la main avec empressement. Au passage, elle dévisagea l'étranger, puis la politesse lui fit détourner les yeux.
«Pardon !» s'excusa Achille en avançant, à sa suite, sur la première marche de l'escalator.
La femme et l'enfant ne se retournèrent pas sur lui.



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EAN
9782207116135
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