Le tournant de la rigueur

Dargent Milan

LE DILETTANTE

Bien que le mois de janvier 1983 ait été particulièrement doux, ce soir-là les courants d'air provoquaient d'irrépressibles frissons qui vous glaçaient le sang. Ça caillait, dans les coulisses du Théâtre du VIIIe. Les trois garçons dont on distinguait les maigres silhouettes recroquevillées sur un banc, tout près du rideau de scène, semblaient aussi frigorifiés que des compagnons de cordée attendant la fin d'une tempête sur le versant nord de l'Annapurna. Ils claquaient des dents. Leurs mâchoires inférieures venaient cogner, par saccades, contre leurs mâchoires supérieures, avec un bruit de fusil-mitrailleur en action. Mais le froid n'était rien à côté de la peur qui leur nouait l'estomac, peur d'autant plus terrible qu'elle n'était due ni à la vision d'un aileron de requin blanc lors d'une baignade en haute mer, ni à la poignée de main surprise d'un zombie dans le tunnel du train fantôme, mais à la perspective imminente de se produire sur une scène, pour y jouer quatre toutes petites chansons, et ceci de plein gré. Personne, en effet, n'avait obligé ces jeunes gens à ouvrir le festival des Nuits Jaunes; ils auraient même payé pour ça, avant que le moment fatidique n'advienne, moment où ils auraient de nouveau payé, mais pour partir. C'est mauvais signe, paraît-il, de ne pas avoir le trac avant de monter sur les planches. Si l'on avait pu mesurer le niveau de leur trac, on aurait alors constaté que les bons signes s'accumulaient pour les Futuristes, étoiles montantes du rock français.Un pompier jetait de temps à autre un oeil inquiet sur les trois musiciens, prêt à intervenir au cas où. Il s'en fallait de peu pour qu'à leur intempestif claquement de dents ne vînt s'ajouter un flot de larmes du meilleur effet, leur garantissant la palme des pires mauviettes de la scène rock hexagonale. Une entrée en scène en pleurs n'aurait pas manqué d'attiser la curiosité du public, remarquez, mais Heroin, la chanson de Lou Reed qu'ils avaient choisie pour ouvrir le spectacle, ne se prêtait pas vraiment à une interprétation si sentimentale. Heroin est une chanson sèche, tranchante, brutale, en un mot rock. Les Futuristes étaient rock, 100 % rock. Ce qui se faisait de plus rock sur la place de Lyon - sur la presqu'île en tout cas, entre Perrache et les Terreaux. Sec, tranchant, brutal, tel se voulait un groupe aux dents longues qui s'était promis, ce soir, de «casser la baraque». Ça, c'était le plan de base, mais restait désormais à affronter l'inéluctable réalité d'un compte à rebours qui allait bientôt jeter trois innocents dans l'arène, livrés à la curiosité de plus de mille personnes, du Tout-Lyon branché et de quelques critiques éminents comme le fameux Franck Prévost, descendu de Paris pour couvrir l'événement. Un mot de Franck Prévost dans la chronique «French Cancan» suffisait à changer votre destinée... Il y avait du challenge dans l'air, les Futuristes jouaient gros.

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EAN
9782842637637
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