La vie déplorable de Charles Buscarons

Cottet Jean-Pierre

PLON

La nuit avait été la plus courte de l'année. Le vingt et un juin est le jour du solstice d'été et de la fête de la Musique, le soleil repousse l'obscurité dans ses ultimes retranchements. Jusqu'à tard, les flonflons des orchestres avaient fait vibrer l'air chaud en ce début d'été. Paris avait mal dormi. Le vingt-deux juin est le jour de la fête de la mauvaise humeur.
Dès l'ouverture de la porte, le chien était parti en trombe dans les boqueteaux qui lui servaient de vespasienne. Il s'y était attardé plus longtemps que de coutume. Son maître, en babouches et survêtement, l'avait sifflé plusieurs fois avant de se décider, en maugréant, à quitter l'abri d'un porche pour partir à sa recherche.
Au fond d'un taillis, le basset hound s'affairait auprès du corps désarticulé d'un homme couché sur le dos. Le chien reniflait méticuleusement le cadavre.
Vingt minutes plus tard, les inspecteurs de la police judiciaire interrogèrent le promeneur matinal. Pour détendre l'atmosphère, une des inspectrices caressa le chien en précisant: «C'est le même clebs que Columbo.»
Dans les heures qui suivirent, les radios, Internet, les chaînes d'infos répétèrent que Charles Buscarons, dit Carlos Buscarons, directeur général en charge des programmes de la plus grande chaîne de télévision nationale, personnalité très en vue dans les milieux de l'audiovisuel, avait été retrouvé, vers six heures du matin, mort au pied de son immeuble. De son côté, la police se limita à déclarer qu'il serait tombé, pendant la nuit, de la terrasse de son appartement situé au vingt-deuxième étage de la Tour Opale, un des immeubles arrogants qui constituent le Front de Seine. Les causes de cette chute étaient encore inconnues. Déjà les premières caméras étaient venues s'installer au pied du bâtiment pour permettre au téléspectateur de constater de visu que vingt-deux étages, c'était vraiment haut.

Après quelques années de mariage sans enfants et un divorce libérateur, Joseph Dreyer avait vite adopté des habitudes de vieux garçon. Il avait appris à aimer dormir seul, en travers de son lit, sans que personne ne vienne contester la propriété de la couette. Il y avait aussi les menus conforts qui viennent illuminer la solitude, allumer la télé dans la chambre à trois heures du matin, rester aux toilettes la porte ouverte, passer un week-end cloîtré chez soi sans se laver.
Après leurs ébats, ses maîtresses devaient quitter les lieux sans trop s'attarder. Il lui arrivait même de louer deux chambres à l'hôtel pour pouvoir s'isoler après avoir consommé. Joseph Dreyer était un homme élégant et courtois, mais il n'aimait pas les contraintes d'une trop grande proximité. Ce n'était ni un manque de sensualité, ni un manque d'affection, mais une question de vigilance territoriale. Il préservait farouchement le cercle étroit de son intimité. Ses amoureuses en étaient souvent navrées. Malgré son excellente éducation, c'était à prendre ou à laisser. Le lendemain, elles étaient couvertes de roses aux teintes pastel, mais ses nuits restaient un territoire inviolable.
5...°

19,00 €
En rupture de stock
EAN
9782259220347
Image non contractuelle