Je suis l'idole de mon père

Cathrine Arnaud

THIERRY MAGNIER







Extrait



Chaque année, ça recommence : les grandes vacances approchent et, avec elles, mon pire cauchemar. J'y pense dès le mois de mai, et parfois même avant, sitôt que la lumière printanière sauve Paris de sa grisaille têtue. Je devrais me réjouir, comme tout le monde, mais je ne peux qu'appréhender cette triste fatalité : le printemps annonce l'été, et donc les grandes vacances ; à peine a-t-on diagnostiqué un réchauffement caressant que c'est déjà l'heure de quitter les salles de classe et de préparer les valises. Solitude totale pour moi. Impossible de partager ce désarroi atroce qui m'envahit. Car voilà : si août signifie «vacances avec ma mère» (et donc : paix royale), juillet recouvre une tout autre réalité ; juillet (rien que le mot me fait frémir), juillet : c'est «vacances avec mon père», je veux dire : le type qui tente vainement d'être mon père...
Je reprends tout dans l'ordre. Mes parents sont séparés depuis longtemps mais comme ce sont des gens très modernes, ils m'ont laissé le choix au moment de leur rupture : garde partagée, papa, maman ? J'avais huit ans. N'importe qui à ma place aurait réagi d'instinct. J'ai préféré inaugurer ce qui allait devenir ma marque de fabrique : les mauvais choix. Je suis donc resté habiter avec mon père dans l'appartement où j'avais grandi, réservant les week-ends à ma mère. J'ai du même coup commencé à valser entre la rue du Faubourg-du-Temple et la rue Saint-Maur, deux appartements, deux chambres, deux destinations de vacances par période de vacances, on connaît la chanson : deux choses en toutes choses. Et je m'y suis fait, plus ou moins, c'est selon les jours, mais enfin je ne suis ni le premier ni le dernier. Loin de moi l'idée de gémir dans ce journal parce que mes parents ont divorcé. Non, ce n'est pas vraiment ça, le problème. Le problème, c'est mon père.
Signe particulier : l'exact opposé de ma mère. Elle : me considérant comme un individu à part entière, c'est-à-dire me recadrant quand ça lui semble nécessaire, mais me laissant tout autant libre de faire ma petite vie. Lui : pénible, ça oui... mais autre chose aussi, de bien plus grave. Je veux parler de mon sale petit privilège à moi. Qu'on ne peut mesurer pleinement que si on le vit. Mon père est : écrivain.
Alors dit comme ça, je sais : ça peut paraître tout à fait anodin, dérisoire, voire inintéressant au possible. C'est lui qui a d'ailleurs insisté pour me montrer le film de Sofia Coppola : Somewhere ; l'histoire d'un acteur américain adulé par les foules qui s'y prend plutôt mal avec son adolescente en mal de reconnaissance paternelle. But de la manoeuvre : me faire comprendre qu'il y a toujours pire dans la vie. Bien joué, father. Sauf que : j'adorerais être le fils d'un acteur célèbre ! Je pourrais crâner au lycée, l'accompagner sur les tournages, ce serait peut-être lourd à porter, toute cette notoriété, certes, on me demanderait sans cesse si mon nom de famille a un rapport avec lui, tantôt j'acquiescerais avec fierté, tantôt je nierais pour ma tranquillité, mais mon père serait riche, donc moi aussi, nous fréquenterions des gens célèbres par brouettes entières. Soyons clair : j'aurais adoré être un fils de star, un fils de, un petit bourge plein aux as, puant et prétentieux. Mais moi ? Fils d'écrivain. C'est petit, tout petit. Imaginez : la plupart des écrivains passent très peu à la télé, on ne les reconnaît pas dans la rue, ça n'intéresse personne au lycée, ça ne gagne même pas beaucoup d'argent, rien pour faire rêver vraiment.
Mais tout cela est-il si tragique ? me demanderez-vous (à raison). En fait, il faut préciser une chose capitale dont découle tout le reste : mon père publie des romans pour adolescents. Et là, je pense que vous commencez à comprendre. Cher papa s'est spécialisé en littérature jeunesse et... je suis sa principale source d'inspiration.



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EAN
9782364744479
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