Grand cirque Taddei

Camilleri Andrea

FAYARD







Extrait



Dans les années trente, à l'approche du changement de saison et donc de garde-robe, le sieur Ciccino Firrera, surnommé P'tit-Rafiot parce qu'il boitait pire qu'un vieux rafiot tangue, était immanquablement de retour à Vigàta, où il arrivait le lundi matin par le train de huit heures en provenance de Palerme.
Il hélait une voiture pour y charger sa malle et deux énormes valises bourrées à craquer et enfardelées par une corde, demandant qu'on le mène à l'hôtel Moderno où, selon un scénario réglé comme du papier à musique, il prenait une chambre pour la durée de son séjour et réservait trois jours le salon Mussolini pour y exposer tout son fourniment.
Pas plus tôt arrivé à l'hôtel, il vidait malle et valises et dressait un étalage complet de nouveautés féminines de chez Stella Del Pizzo, maison de confection palermitaine très en vogue à l'époque en Sicile, dont il se targuait d'être le représentant exclusif.
Vers treize heures le même jour, au moment où chacun est dans son chez-soi pour déjeuner, Ciccino parcourait Vigàta en long en large et en travers à bord du side-car qu'il louait à Totò Rizzo en même temps que ses services de chauffeur, clamant dans un mégaphone en fer-blanc à l'intention des canantes de tout âge :
«Avis aux gentes dames et belles demoiselles ! Votre Ciccino est de retour ! Ciccino est à Vigàta ! Nos modèles sont exposés dans le salon de l'hôtel Moderno, ouvert de seize heures à dix-neuf heures jusqu'à mercredi. Ne manquez pas cette occasion ! Venez toutes découvrir les merveilles que vous réserve la nouvelle collection Stella Del Pizzo !»
Les Vigataises mariées ou célibataires suffisamment moyennées pour s'habiller chez un fournisseur réputé ne se le faisaient pas dire deux fois. Il faut savoir que Ciccino pratiquait de jolies ristournes, censément un tarif de soldes.
Pendant ses trois jours d'ouverture, le salon ne désemplissait pas et Ciccino inscrivait ce que chacune de ces dames désirait, débattait du prix, encaissait les pécuniaux. Puis, entre le jeudi et le dimanche matin, il passait au domicile de ses clientes avec la robe choisie. Chacune essayait et, ni une ni deux, Ciccino de ses mains expertes de tailleur recoupait, recousait, rallongeait, rétrécissait, resserrait, raccourcissait, bref rabobillonnait le vêtement en deux temps trois mouvements. Le dimanche après-midi, malle et valises vides, il s'en retournait à Palerme, et à la revoyure dans trois mois.
Le sieur Ciccino Firrera, qui avait largement franchi le cap de la quarantaine, était d'une laideur à détourner une procession. Velu comme un singe, le front bas, un oeil qui casse le bois et l'autre qui le range, il mesurait un petit mètre cinquante, était affligé d'un crâne de lézard, d'une masse de cheveux noirs frisés qu'on prenait à première vue pour son galure et de jambes arquées qui lui donnaient une démarche de vieux rafiot ballotté par les vagues.



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EAN
9782213671826
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