Indulgences

Bours Jean-Pierre

HERVE CHOPIN ED







Extrait



L'an de grâce 1500

Où Je rencontre Eva pour la première fois.

L'enfant sous le bras, elle se mit à gravir à grands pas le chemin empierré, encore indistinct, qui lui ouvrait la voie vers la forêt. Dans la brume, derrière elle, le village s'était estompé. Tout s'était déroulé si rapidement. La nuit sans lune, une fièvre irraisonnée, le sommeil intermittent, puis les premiers bruits. «Ils arrivent.» Une voix, en elle. «Mais qui ?» À travers l'étroite fenêtre, entre les grands arbres agités par le vent, elle avait vu bouger des ombres. Puis entendu clairement, issu du fond de la nuit, un sourd martèlement de sabots.
La rapprochant de la forêt, le chemin continuait à monter. Comme la brume paraissait se lever, elle entreprit de courir, malgré la peur qu'elle éprouvait d'en perdre son souffle. Aussi courut-elle d'un pas régulier, reprenant fréquemment haleine, l'enfant, toujours endormie, fixée à son épaule gauche par un large bandeau d'étoffe noué sous l'aisselle.
Sous les frênes, le silence était d'une autre texture. Elle se sentit d'emblée gagnée par une force neuve. Quels que soient le nombre et la nature de ses poursuivants, elle leur échapperait. Elle le ferait pour elle et l'enfant. La forêt tout entière venait de les prendre sous sa protection.
Alors, des deux chemins qui s'offraient à elle, elle choisit le plus étroit, celui qui la mènerait dans la direction opposée à celle de Magdeburg, au travers de grands halliers de ronces et de sentes pavées de schistes aux arêtes coupantes. «À cause des chevaux», pensa-t-elle.
Elle marcha une grande partie de la matinée, jusqu'à ce que la petite, qui avait dormi comme le font les anges, se mît à gazouiller. Elle fit alors halte, dénoua le bandeau, détacha son corsage, et lui donna le sein. Elle lui insuffla une partie de la force qu'elle avait en elle. L'enfant tétait, sans grand bruit, les yeux fermés, apparemment prête à se rendormir. Alentour, la forêt avait changé. Elle était plus sombre. Les résineux avaient succédé aux feuillus. Il semblait qu'elle était d'une autre époque, que la fugitive avait remonté le cours du temps et que, pour échapper à ses poursuivants, elle avait trouvé refuge dans la grande forêt hercynienne dont parlent les légendes.
Vers midi, elle veilla à se rassasier. Elle s'assit, posa l'enfant à côté d'elle, tout emmitouflée, ouvrit sa besace, et en tira quelques feuilles d'un vert sombre qu'elle se mit à mâcher. Ainsi fut-elle, heureuse de pouvoir demeurer quelque instant, si peu que ce fût, étendue à même le sol, le souffle apaisé, comme à l'écoute, gagnée par l'immense labeur qu'elle sentait s'accomplir autour d'elle : la mystérieuse alchimie du minéral, le travail méticuleux des végétaux, la poussée des troncs et des branches, l'entrecroisement des frondaisons dessinant au-dessus d'elle des perspectives d'arches. Elle n'apercevait du ciel que des fragments, comme les éclats isolés d'un formidable vitrail.



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EAN
9782357201996
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