Trois grands fauves

Boris Hugo

BELFOND

Mai 1763. Ce n'est pas la Champagne humide ici, mais la pouilleuse, celle que la craie rend stérile. La petite taille de l'enfant ne lui permet pas de connaître l'étendue de la plaine. Il en entend le silence les jours sans vent. Il marche vers la vache qu'il a aperçue, là-bas, dans le pré. Il l'a reconnue, c'est la sienne, elle cherche l'ombre d'une haie. La mère de l'enfant n'a pas eu la force de l'allaiter à sa naissance. Il s'accroupit sous la lourde grappe, prend un pis dans la main pour faire gicler le lait. Il ignore qu'il va mourir dans une seconde. Le branle d'un sabot lui fait lâcher prise. Une ombre lui bouche le soleil. Il tend les deux bras en avant pour se protéger, écrasé par le poids gigantesque du taureau. Le mâle échappé le piétine en beuglant. L'animal le soulève de terre. Le petit hurle, se débat, fait rempart de ses mains en pure perte. L'une des cornes lui emporte la bouche. Dans sa gorge, le goût du sang se mêle à celui du lait.
Lorsqu'il reprend connaissance, immobile, l'éclat du soleil l'éblouit. Il ignore depuis combien de temps il est étendu dans l'herbe. Il cligne des yeux, vague et dépaysé. La douleur monte, déchirante. Il meurt et renaît à chaque seconde. Il est par terre, blessé, transpercé, malheureux, et personne ne vient. Personne ne vient parce que personne ne sait. Il essaie d'appeler, entend sa propre voix couler de ses lèvres, impuissante. Il faut se lever, se lever et partir. Il est trop loin de la maison. Il y a long à attendre avant qu'on le trouve et le ramasse. Il bascule sur le côté, rampe sur les mains et les genoux, la bouche lourde et pendante. Elle goutte rouge sur les brins d'herbe. Il traîne après lui ses jambes. La tête lui tourne, il s'arrête, reprend son souffle. Il plante un pied en terre, se redresse, longe la haie à petits pas. Dans le creux du chemin, il voudrait courir pour rentrer plus vite. Il trottine, suffoque, doit s'arrêter, renifle à gros bouillons. Des bulles de sang crèvent à l'orée de ses narines. Il reprend sa course un peu plus loin en boitillant, s'arrête encore. Personne. Tout en marchant, il avise l'herbe du fossé. Elle non plus ne sait pas. Il regarde autour de lui, rien n'a changé depuis tout à l'heure. La lumière seule fait le paysage. Sans bruit, la nature l'enveloppe et se referme sur lui. Il baisse la tête, battu par la permanence des choses, le ciel écrasé de bleu, les nuages nacrés. Il doit exister depuis toujours, lui aussi.
Dans la cour de la ferme, il s'avance au milieu des oies qui dandinent. Il se fige, appelle en pleurant:
- Maman!
La mère et la bonne crient en l'apercevant. Il se cache derrière ses mains, se couvre les yeux. Elles se jettent sur lui, attrapent ses poignets pour le regarder en face.
Il résiste, lève les poings pour se cacher derrière. Elles lui donnent sur les doigts, le forcent à baisser les coudes.
- Qu'as-tu fait?
Le taureau lui a arraché la lèvre, a laissé ses dents à vif, dénudées. Le visage a disparu sous le sang séché. Il faut laver les plaies pour le faire réapparaître.
Puis, quand l'enfant est propre, il sourit de nouveau, rayonnant et content. Il dégouline, cabossé, la bouche élargie. Le voilà déjà reparti.

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EAN
9782714454447
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