L'homme qui marche

Bichet Yves

MERCURE DE FRAN







Extrait



Je suis un marcheur. J'arpente des sentiers lumineux et ventés, la lisière de nations très anciennes. Je parcours jour après jour le même chemin, sillonnant les pays d'altitude, suivant pas à pas mon bout de frontière Italie-France, au mètre près. J'en connais chaque vallon, chaque torrent, chaque alpage. Je longe cette limite d'un seul côté, jalonnant sans cesse les mêmes crêtes, franchissant les mêmes cols, passant d'un horizon à l'autre : mont Cenis au nord, mont Viso au sud, mont Thabor au centre. Des sommets, des vallées, des alignements de cimes à contourner, des arêtes à franchir... J'en explore les pentes et les parois, les lacs, les arbres et les cailloux, les tournants, les mamelons. C'est comme une peau. J'ai l'impression de suivre une ancienne séparation douce et affaiblie... Je frôle, je foule, je déroule ma vie entière sur ce bout de frontière inusable. Je suis le marcheur d'un seul chemin... Robert Coublevie, ancien pion au lycée agricole d'Embrun (Hautes-Alpes), chemineau par passion et par mélancolie, pauvre par obligation, endurant par devoir, cocu par négligence, arpenteur et fuyard.
Il bruine. Cela fait une semaine que le temps est couvert, qu'il pleuviote par intermittence. Malgré tout j'avance sur la Ligne. Je marche entre les bancs de brume sans penser à rien, en suivant ma limite, en lui rendant hommage en quelque sorte. Ce sentier ne délimite plus grand-chose depuis que l'Europe a supprimé les frontières. Je l'arpente au mètre près. Je ne le franchis jamais. Ma femme m'a quitté il y a cinq ans. Depuis, je me contente de suivre un bout de chemin que l'Europe a aboli. L'Europe a supprimé aussi les idéaux, les rêves, les utopies... Reste le fric, auquel plus personne ne croit chez nous, les marcheurs, les petits soldats du quotidien... Il y a belle lurette que les chemineaux ne s'intéressent plus aux cahots financiers de ce monde. A l'amour ou l'amitié parfois, quand on croise quelqu'un, qu'on partage un casse-croûte, qu'on aide à porter un sac ou un souvenir... Le plus souvent, il ne se passe rien. On troque trois mots contre un itinéraire, des paroles rares, précieuses, qui restent mais qui ne pèsent jamais.
Je parcours mon sentier immergé dans la beauté omniprésente. Toute cette beauté, Elia et moi, on la boit des yeux... On la scrute, on la célèbre. On avance entre deux pays que plus rien ne sépare sinon de vieilles bornes en pierre, des blockhaus, des casemates à demi enterrées et puis ce sentier paisible, gorgé d'eau ces temps-ci, qui serpente d'un nuage à l'autre.
Elia, c'est ma petite chienne, une sang-mêlé, bâtarde de bouvier et d'épagneul breton. Pauvre Elia... Ses oreilles raclent le sol, impossible de les remonter, elles attrapent tout ce qui traîne, la boue, les chardons, les tiques. Parfois, pour lui faciliter la vie, je les rassemble et fais un noeud avec. Ça ne la gêne pas, mon Elia, de se balader avec ce noeud de peau au sommet du crâne, deux gants de toilette repliés l'un sur l'autre, un vrai oeuf de Pâques. Elle trottine ardemment derrière moi. Elle connaît tous les baisers humains.



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EAN
9782715234635
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