La dame du Negresco

Augier Jeanne

DU ROCHER

La personnalité d'un être humain se dessine dès sa plus tendre enfance. Je suis née le 27 mars 1923 à Rennes, dans une région de pluie, loin de la lumière de la côte d'Azur. Je m'appelais Jeanne Mesnage. J'ai passé les premières années de ma vie dans les brumes de Bretagne. Rennes est une ville très différente de Nice. La ville médiévale a été en partie reconstruite au XVIIIe siècle sur les plans de Jacques Gabriel, le grand architecte de l'époque Louis XV.

Je me revois avec mes parents, Geneviève et Jean-Baptiste, dont j'étais l'enfant unique: un enfant choyé, mais dont l'éducation était stricte et solide, nourrie de valeurs chrétiennes.

Mon père était promoteur immobilier, il possédait des immeubles en plusieurs villes de France (Rennes, Nantes, Bordeaux...), ce qui nous assurait une certaine aisance. Mais cette fortune ne nous empêchait pas de vivre simplement, au contact des gens les plus simples.

Mon premier souvenir date de mes huit ans, et si j'en parle ici avec nostalgie, c'est qu'il éclaire ce que je suis devenue des années plus tard. Je marchais avec ma mère dans les rues de Rennes et nous sommes arrivées devant le merveilleux parlement de Bretagne, un monument bâti au XVIIe siècle. Avec la construction de ce palais, c'est l'art royal et parisien qui est arrivé à Rennes. Cet édifice a provoqué en moi la première émotion artistique de ma vie. Juste en face se trouvait un magasin de poupées. Toutes sortes de poupées étaient exposées. Des grandes. Des petites. Certaines étaient habillées simplement. D'autres étaient parées de costumes merveilleux. Pour attirer la clientèle, le magasin présentait en vitrine une poupée extraordinaire, bien plus grande que les autres, dotée d'une fabuleuse tête en porcelaine. Je m'en souviens très bien. J'avais l'impression qu'il s'agissait d'un véritable bébé, avec des joues bombées et roses, éblouissant de santé. Fille unique, je cherchais inconsciemment la présence d'une soeur ou d'un frère et j'ai été éblouie par cet enfant qui me tendait les bras. Je la voulais, je suppliais ma mère qu'elle l'achète, et celle-ci céda à ma demande. La poupée acquise, nous sommes entrées dans le Prisunic flambant neuf, l'un des premiers de France (l'enseigne a été lancée en 1931). Mon premier geste «artistique», c'est ce jour-là que je l'ai accompli. Mon amour pour les belles choses a éclos grâce à une poupée que je voulais habiller à ma façon, avec amour, comme plus tard, je dénicherai avec passion des oeuvres d'art partout en France.

Je me revois choisissant des habits merveilleux destinés à ma poupée. Puis, dans un joli landau, je l'ai promenée boulevard de la Tour d'Auvergne où mes parents possédaient une villa. J'ai vécu dans ce quartier, cajolant ma poupée. Je revois passer des Africains de haute stature qui portaient des traces sur leur visage, des soldats sénégalais dont la caserne se trouvait non loin de ma maison. Les traces sur les visages, c'étaient des marques rituelles dont l'étrangeté me fascinait. J'ignorais qu'un jour je fonderais une manufacture dédiée à l'artisanat sénégalais non loin de Dakar.

20,10 €
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EAN
9782268072944
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