La plume de l'ours

Allamand Carole

STOCK

La soirée était douce pour une fin de novembre et de longs nuages roses s'effrangeaient au-dessus de Brooklyn. Il était près de cinq heures lorsque Carole Courvoisier parvint à l'angle de Mercer Street et de la 8e Rue. Une clochette pendue à la porte du coffee shop fit lever quelques têtes qui retournèrent aussitôt à leurs romans ou leurs ordinateurs portables. Carole retira son bonnet de laine et parcourut la salle du regard en quête d'une dame blonde lisant le journal. Elle aperçut Betty Glattner dans un fauteuil de cuir, vers la fenêtre.
«Mais pas du tout, je viens d'arriver», fit l'Américaine en reposant le New York Times sur une table basse. (La Floride recomptait pour la quatrième fois ses bulletins électoraux.) Carole sortit un calepin de son sac à dos et s'installa face à l'ancienne étudiante de Camille Duval. Elle l'avait retrouvée grâce à une liste de promotions de l'université qui avait accueilli l'écrivain tombé en disgrâce dans son pays natal. La pêche s'était révélée ardue: plus de quarante ans avaient passé, les femmes avaient changé de nom, d'autres - des Robert Wilson, des John Brown - partageaient le leur avec plusieurs centaines d'abonnés, dont la plupart raccrochaient au nez de la chercheuse avant la fin de sa première phrase. Il y eut de faux espoirs: un certain George, domicilié à Chicago, prétendait se souvenir de Camille Duval, qu'il confondait cependant de toute évidence avec un autre professeur. Un dentiste du New Jersey jurait quant à lui avoir été proche du grand écrivain, mais n'en dirait plus que dans l'intimité de sa villa, où il invitait son interlocutrice à le rejoindre le soir même. Ce fut elle qui, cette fois, raccrocha.
Seule Elizabeth Glattner s'était montrée crédible et prête à coopérer. Elle était venue en taxi de l'Upper East Side. D'après les calculs de Carole, elle devait avoir soixante-huit ou soixante-neuf ans, âge que démentaient des joues absolument lisses et des cheveux blonds réunis en queue-de-cheval. Elle parlait un français irréprochable et se réjouissait visiblement de causer de «Camille», qui avait dirigé son mémoire sur Racine dans les années cinquante. Mais surtout, Betty Glattner était enchantée de se retrouver mêlée de si près à l'affaire Duval.
Ce grand dossier des études littéraires n'en finissait plus de tourmenter amateurs et spécialistes. Des carrières entières s'étaient faites (et défaites) autour de ce que l'on appelait, selon les écoles et les époques, l«énigme», la «rupture» ou la «schize» duvalienne. Car non seulement cet auteur prolifique n'avait pas publié une ligne entre 1951 et 1963, mais il était revenu autre de ce silence, doté d'une voix et de pouvoirs poétiques qu'on s'accordait à trouver bien supérieurs à ceux du «premier Duval», dont les romans, si scandaleux fussent-ils, reprenaient toutes les ficelles du réalisme. Le «second Duval», au contraire, le Duval de l'exil, du Grand Nord américain, souvent comparé à Joyce ou à Faulkner, nous avait laissé quelques-uns des plus beaux textes en prose du siècle qui venait de s'achever: L'Attente, Midi revient, et le magistral Palliante, surtout, salué par Claude Simon comme le «pur roman».

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EAN
9782234073333
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